Le solitaire
Dehors le sol est blanc ; la bise chante en tierce,
L’arbre déshabillé sent trembler ses rameaux,
Le dernier nid d’Avril sous le vent se disperse :
Moi, je nargue le froid en tirant mes rideaux.
Sur le toit tout brillant de verglas et de givre
La lune se regarde ainsi qu’en un miroir ;
Le hibou grelottant semble pleurer de vivre :
Moi, j’allume ma lampe et ris de l’hiver noir.
Assis près d’un grand feu, dont l’ombre gigantesque
Danse en longs soubresauts autour de mon réduit,
J’aperçois sur le mur mon image grotesque,
Fantôme à faire peur aux Esprits de la nuit !
C’est donc là ce vieillard que la mort indiscrète
Aura bientôt marqué de son doigt décharné ?
Si, du moins, en faisant cette triste conquête,
Elle épargnait les jours de quelque nouveau-né !
Mais non ! jeunesse, amour, gloire, beauté, richesses,
Rien n’arrête son bras toujours prêt à faucher,
Et c’est lorsqu’à la coupe on boirait des ivresses
Qu’à notre lèvre avide elle vient l’arracher.
Dieu pour moi fut clément, car dans la part humaine
J’eus mon lot de chagrins, mes instants de bonheur ;
J’ai connu l’amitié qui soulage la peine,
Et j’ai connu l’amour, qui torture le cœur,
Bien souvent j’ai rêvé, j’ai fait un songe étrange ;
Il me semblait, soudain, qu’à travers mon sommeil,
Je me sentais bercé par l’aile d’un bon ange
Qui m’emportait à Dieu sur un rayon vermeil.
Oh ! qu’il en soit ainsi, Seigneur plein de justice !
Au vieillard repentant, lorsque viendra la mort,
Jetez un doux regard qui voile ce calice
Et ne montre à ses yeux qu’un ange aux ailes d’or !
Marguerite ROLLE.
Paru dans L’Année des poètes en 1893.