Continuation du discours

des misères de ce temps

 

                                                    À LA REINE.

 

 

Madame, je serais ou du plomb ou du bois

Si moi que la nature a fait naître François,

Aux races à venir je ne contais la peine

Et l’extrême malheur dont notre France est pleine.

    Je veux, malgré les ans, au monde publier

D’une plume de fer sur un papier d’acier

Que ses propres enfants l’ont prise et dévêtue

Et jusques à la mort vilainement battue.

    Elle semble au marchand, hélas qui par malheur,

En faisant son chemin rencontre le voleur,

Qui contre l’estomac lui tend la main armée

D’avarice cruelle et de sang affamée.

    Il n’est pas seulement content de lui piller

La bourse et le cheval ; il le fait dépouiller,

Le bat et le tourmente, et d’une dague essaie

De lui chasser du corps l’âme par une plaie ;

Puis en le voyant mort il se rit de ses coups,

Et le laisse manger aux mâtins et aux loups.

Si est-ce qu’à la fin la divine puissance

Court après le meurtrier et en prend la vengeance ;

Et dessus une roue (après mille travaux)

Sert aux hommes d’exemple et de proie aux corbeaux.

Mais ces nouveaux tyrans qui la France ont pillée,

Volée, assassinée, à force dépouillée,

Et de cent mille coups le corps lui ont battu,

(Comme si brigandage était une vertu)

Vivent sans châtiment et à les ouïr dire,

C’est Dieu qui les conduit, et ne s’en font que rire.

    Ils ont le cœur si fol, si superbe et si fier,

Qu’ils osent au combat leur maître défier,

Ils se disent de Dieu les mignons, et au reste

Qu’ils sont les héritiers du royaume céleste.

Les pauvres insensés qui ne connaissent pas

Que Dieu père commun des hommes d’ici bas

Veut sauver un chacun, et que la grand’clôture

Du grand paradis s’ouvre à toute créature

Qui croit en Jésus-Christ. Certes beaucoup de lieux

Et de sièges seraient sans âmes dans les cieux,

Et paradis serait une plaine déserte,

Si pour eux seulement la porte était ouverte.

    Or eux se vantant seuls les vrais enfants de Dieu,

En la dextre ont le glaive et en l’autre le feu,

Et comme furieux qui frappent et enragent,

Volent les temples saints, et les villes saccagent.

    Et quoi ? brûler maisons, piller et brigander,

Tuer, assassiner, par force commander,

N’obéir plus aux Rois, amasser des armées,

Appelez-vous cela Églises reformées ?

    Jésus que seulement vous confessez ici

De bouche et non de cœur, ne faisait pas ainsi ;

Et saint Paul en prêchant n’avait pour toutes armes

Sinon l’humilité, les jeûnes et les larmes ;

Et les pères martyrs aux plus dures saisons

Des tyrans, ne s’armaient sinon que d’oraisons ;

Bien qu’un ange du ciel, à leur moindre prière,

En soufflant eût rué les tyrans en arrière.

    Mais par force on ne peut paradis violer ;

Jésus nous a montré le chemin d’y aller.

Armés de patience il faut suivre sa voie ;

Celui qui ne la suit se damne et se fourvoie 1.

    Voulez-vous ressembler à ces fols Albigeois 2

Qui plantèrent leur secte avecque le harnois ?

Ou à ces Ariens 3 qui par leur frénésie

Firent perdre aux Chrétiens les villes de l’Asie 4 ?

Ou à Zwingli 5 qui fut en guerre déconfit,

Ou à ceux que le Duc de Lorraine défit ?

    Vous êtes, dès longtemps, en possession d’être

Par armes combattus ; notre Roy votre maître

Bien tôt à votre dam le vous fera sentir,

Et lors de votre orgueil sera le repentir.

    Tandis vous exercez vos malices cruelles,

Et de l’Apocalypse êtes les sauterelles,

Lesquelles aussi tôt que le puits fut ouvert

D’enfer, par qui le ciel de nues fut couvert,

Avecque la fumée en la terre sortirent,

Et des fiers scorpions la puissance vêtirent.

Ell’ avaient face d’homme et portaient de grands dents,

Tout ainsi que lions affamés et mordants.

Leur manière d’aller en marchant sur la terre

Semblait chevaux armés qui courent à la guerre,

Ainsi qu’ardentement vous courez aux combats,

Et villes et châteaux renversez contre-bas.

    Ell’ avaient de fin or les couronnes aux têtes ;

Ce sont vos morions haut dorés par les crêtes ;

Ell’ avaient tout le corps de plastrons enfermés ;

Les vôtres sont toujours de corselets armés ;

Comme des scorpions leur queue était meurtrière

Ce sont vos pistolets, qui tirent par derrière 6.

Perdant était leur maître 7, et le vôtre a perdu

Le sceptre que nos Rois avaient tant défendu.

    Vous ressemblez encore à ces jeunes vipères,

Qui ouvrent en naissant le ventre de leurs mères ;

Ainsi en avortant vous avez fait mourir

La France vôtre mère en lieu de la nourrir.

    De Bèze 8, je te prie, écoute ma parole,

Que tu estimeras d’une personne folle ;

S’il te plaît toutefois de juger sainement,

Après m’avoir ouï tu diras autrement.

    La terre qu’aujourd’huy tu remplis toute d’armes,

Y faisant fourmiller grand nombre de gendarmes

Et d’avares soldats qui du pillage ardents

Naissent dessous ta voix, tout ainsi que des dents

Du grand serpent Thébain les hommes qui muèrent

Le limon en couteaux dont ils s’entre-tuèrent,

Et nés et demi-nés se firent tous périr,

Si qu’un même soleil les vit naître et mourir.

    De Bèze, ce n’est pas une terre Gothique,

Ni une région Tartare ni Scythique ;

C’est celle où tu naquis, qui douce te reçut,

Alors qu’à Vézelay 9 ta mère te conçut ;

Celle qui t’a nourri et qui t’a fait apprendre

La science et les arts dès ta jeunesse tendre 10,

Pour lui faire service et pour en bien user,

Et non comme tu fais, à fin d’en abuser.

    Si tu es envers elle enfant de bon courage,

Ores que tu le peux, rends-lui son nourrissage,

Retire tes soldats, et au lac Genevois

(Comme chose exécrable) enfonce leurs harnois.

    Ne prêche plus en France une Évangile armée,

Un Christ empistolé tout noirci de fumée,

Portant un morion en tête, et dans sa main 11

Un large coutelas rouge de sang humain.

Cela déplaît à Dieu, cela déplaît au Prince ;

Cela n’est qu’un appât qui tire la province

À la sédition, laquelle dessous toi

Pour avoir liberté ne voudra plus de Roy.

    Certes il vaudrait mieux à Lausanne relire

Du grand fils de Thétis les prouesses et l’ire,

Faire combattre Ajax, faire parler Nestor,

Ou re-blesser Vénus, ou re-tuer Hector,

En papier non sanglant, que rempli d’arrogance

Te mêler des combats dont tu n’as connaissance,

Et traîner après toi le vulgaire ignorant

Lequel ainsi qu’un Dieu te va presque adorant.

    Certes il vaudrait mieux célébrer ta Candide,

Et comme tu faisais tenir encor la bride

Des cygnes Paphians, ou près d’un antre au soir

Tout seul dans le giron des neuf Muses t’asseoir,

Que reprendre l’Église, ou, pour être vu sage,

Amender en saint Paul je ne sais quel passage ;

De Bèze, mon ami, tout cela ne vaut pas

Que France pour toi fasse tant de combats,

Ni qu’un Prince royal pour ta cause s’empêche 12.

    Un jour en te voyant aller faire ton prêche 13,

Ayant dessous un reître 14 une épée au côté,

« Mon Dieu, ce dis-je lors, quelle sainte bonté !

Ô parole de Dieu d’un faux masque trompée,

Puis que les prédicants prêchent à coups d’épée !

Bien tôt avec le fer nous serons consumés,

Puis que l’on voit de fer les ministres armés. »

    Et lors deux surveillants qui parler m’entendirent,

Avec un hausse-bec ainsi me répondirent  :

     « Quoi ? parles-tu de lui qui seul est envoyé

Du ciel pour r’enseigner le peuple dévoyé ?

Ou tu es un athée, ou quelque bénéfice

Te fait ainsi vomir ta rage et ta malice ;

Puis que si arrogant tu ne fais point d’honneur

À ce prophète saint envoyé du Seigneur. »

    Adonc je répondis  : « Appeliez-vous athée

Celui qui dès enfance onc du cœur n’a ôtée

La foi de ses aïeuls ? qui ne trouble les lois

De son pays natal les peuples ni les Rois ?

Appelez-vous athée un homme qui méprise

Vos songes contrefaits, les monstres de l’Église ?

Qui croit en un seul Dieu, qui croit au Saint Esprit,

Qui croit de tout son cœur au Sauveur Jésus-Christ ?

Appelez-vous athée un homme qui déteste

Et vous et vos erreurs comme infernale peste ?

Et vos beaux prédicants, qui subtils oiseleurs

Pipent le simple peuple, ainsi que bateleurs,

Lesquels enfarinés au milieu d’une place

Vont jouant finement leurs tours de passe-passe ;

Et à fin qu’on ne voie en plein jour leurs abus,

Soufflent dedans les yeux leur poudre d’oribus.

    » Votre poudre est crier bien haut contre le Pape,

Déchirant maintenant sa tiare et sa chape,

Maintenant ses pardons, ses bulles et son bien ;

Et plus vous criez haut, plus êtes gens de bien.

    » Vous ressemblez à ceux que les fièvres insensent,

Qui cuident être vrais tous les songes qu’ils pensent ;

Toutefois la plupart de vos rhétoriqueurs

Vous prêchent autrement qu’ils n’ont dedans les cœurs.

L’un monte sur la chaire ayant l’âme surprise

D’arrogance et d’orgueil, l’autre de convoitise,

L’autre qui se voit pauvre est aise d’en avoir,

L’autre qui n’était rien veut monter en pouvoir 15,

L’autre a l’esprit aigu qui par mainte traverse

Sous ombre des abus la vérité renverse.

     » Bref un Peroceli apparaît entre vous

Plus sage et continent, plus modeste et plus doux,

Qui reprend âprement les violeurs d’images,

Les larrons, les meurtriers ; qui de fardés langages

N’entretient point la guerre, ains déteste bien fort

Ceux qui pleins de fureurs nourrissent le discord.

Il est vrai que sa faute est bien abominable ;

Toutefois en ce fait elle est bien excusable 16.

    » Ah ! que vous êtes loin de nos premiers docteurs,

Qui sans craindre la mort ni les persécuteurs,

De leur bon gré s’offraient aux plus cruels supplices,

Sans envoyer pour eux je ne sais quels novices !

    » Que vit tant à Genève un Calvin déjà vieux 17,

Qu’il ne se fait en France un martyr glorieux

Souffrant pour sa parole ? Ô âmes peu hardies !

Vous ressemblez à ceux qui font les tragédies,

Lesquels sans les jouer demeurent tous craintifs,

Et en donnent la charge aux nouveaux apprentifs,

Pour n’être point moqués ni sifflés, si l’issue

De la fable n’est pas du peuple bien reçue.

    » Le peuple qui vous suit est tout empoisonné ;

Il a tant le cerveau de sectes étonné,

Que toute la rhubarbe et toute l’anticyre

Ne lui sauraient guérir sa fièvre qui empire ;

Car tant s’en faut, hélas qu’on la puisse guérir,

Que son mal le contente, et lui plaît d’en mourir.

    » Il faut, ce dites-vous, que ce peuple fidèle

Soit guidé par un chef qui prenne sa querelle,

Ainsi que Gédéon, qui seul élu de Dieu,

Contre les Madians mena le peuple Hébreu.

    » Si Gédéon avait commis vos brigandages,

Vos meurtres, vos larcins, vos gothiques pillages,

Il serait exécrablé ; et s’il avait forfait

Contre le droit commun il aurait très-mal fait.

    » De votre élection faites-nous voir la bulle,

Et nous montrez de Dieu le seing et la cédule ;

Si vous ne la montrez, il faut que vous croyez

Qu’ici vous n’êtes pas du Seigneur envoyés.

    » Ce n’est plus aujourd’hui qu’on croit en tels oracles !

Faites à tout le moins quelques petits miracles,

Comme les pères saints, qui jadis guérissaient

Ceux qui de maladie aux chemins languissaient,

Et desquels seulement l’ombre était salutaire.

    » Il n’est plus question, ce dites-vous, d’en faire ;

La foi est approuvée. Allez aux régions

Qui n’ont ouï parler de nos religions

Au Pérou, Canada, Calicut, Cannibales ;

Là montrez par effet vos vertus Calvinales.

    » Si tôt que cette gent grossière vous verra

Faire un petit miracle, en vous elle croira,

Et changera sa vie où toute erreur abonde ;

Ainsi vous sauverez la plus grand’part du monde.

    » Les Apôtres jadis prêchaient tous d’un accord,

Entre vous aujourd’hui ne règne que discord

Les uns sont Zwingliens, les autres Luthéristes,

Les autres Puritains, Quintins 18, Anabaptistes,

Les autres de Calvin vont adorant les pas,

L’un est prédestiné et l’autre ne l’est pas,

Et l’autre enrage après l’erreur Muncerienne,

Et bien tôt s’ouvrira l’école Bézienne.

Si bien que ce Luther lequel était premier,

Chassé par les nouveaux est presque le dernier,

Et sa secte qui fut de tant d’hommes garnie,

Est la moindre de neuf qui sont en Germanie.

    » Vous devriez pour le moins avant que nous troubler,

Être ensemble d’accord sans vous désassembler ;

Car Christ n’est pas un Dieu de noise ni discorde

Christ n’est que charité, qu’amour et que concorde,

Et montrez clairement par la division

Que Dieu n’est point auteur de votre opinion.

    » Mais montrez-moi quelqu’un qui ait changé de vie,

Après avoir suivi votre belle folie !

J’en vois qui ont changé de couleur et de teint,

Hideux en barbe longue et en visage feint,

Qui sont plus que devant tristes, mornes et pâles,

Comme Oreste agité de fureurs infernales.

    » Mais je n’en ai point vu qui soient d’audacieux

Plus humbles devenus, plus doux ni gracieux,

De paillards continents, de menteurs véritables,

D’effrontés vergogneux, de cruels charitables,

De larrons aumôniers, et pas un n’a changé

Le vice dont il fut auparavant chargé.

    » Je connais quelques-uns de ces fols qui vous suivent ;

Je sais bien que les Turcs et les Tartares vivent

Plus modestement qu’eux, et suis tout effroyé

Que mille fois le jour leur chef n’est foudroyé.

    » J’ay peur que tout ainsi qu’Arius fit l’entrée

Au Turc qui surmonta l’Asienne contrée,

Que par votre moyen il ne se veuille armer,

Et que pour nous dompter il ne passe la mer,

Et que vous les premiers n’en supportiez la peine

En pensant vous venger de l’Église romaine.

Ainsi voit-on celui qui tend le piège au bois,

En voulant prendre autrui se prendre quelquefois 19.

    » La tourbe qui vous suit est si vaine et si sotte,

Qu’étant affriandée aux douceurs de la lotte 20,

J’entends affriandée à cette liberté

Que vous prêchez par tout, tient le pas arrêté

Sur le bord étranger, et plus n’a souvenance

De vouloir retourner au lieu de sa naissance.

    » Hélas ! si vous aviez tant soit peu de raison,

Vous connaîtriez bien tôt qu’on vous tient en prison,

Pipés, ensorcelés, comme par sa malice

Circé tenait charmés les compagnons d’Ulysse.

    » Ô Seigneur tout-puissant, ne mets point en oubli

D’envoyer un Mercure avecque le moly

Vers ce Prince royal 21, à fin qu’il l’admoneste,

Et lui fasse rentrer la raison en la tête,

Lui décharme le sens, lui dessille les yeux,

Lui montre clairement quels furent ses aïeux,

Grands Rois et gouverneurs des grandes républiques,

Tant craints et redoutés pour être catholiques !

    » Si la saine raison le regagne une fois,

Lui qui est si gaillard, si doux et si courtois,

Il connaîtra l’état auquel on le fait vivre,

Et comme pour de l’or on lui donne du cuivre,

Et pour un grand chemin un sentier égaré,

Et pour un diamant un verre bigarré.

    » Ha que je suis marri que cil qui fut mon maître 22,

Dépêtré du filet ne se peut reconnaître !

Je n’aime son erreur, mais haïr je ne puis

Un si digne prélat dont serviteur je suis,

Qui bénin m’a servi (quand fortune prospère

Le tenait près des Roys) de seigneur et de père.

Dieu préserve son chef de malheur et d’ennui,

Et le bonheur du ciel puisse tomber sur lui »

    Achevant ces propos je me retire et laisse

Ces surveillants confus au milieu de la presse,

Qui disaient que Satan le cœur m’avait couvé,

Et me grinçant les dents, m’appelaient reprouvé.

    L’autre jour, en pensant que cette pauvre terre

S’en allait (ô malheur !) la proie d’Angleterre 23,

Et que ses propres fils amenaient l’étranger

Qui boit les eaux du Rhin, à fin de l’outrager ;

M’apparut tristement l’idole de la France,

Non telle qu’elle était lors que la brave lance

De Henry la gardait, mais faible sans confort,

Comme une pauvre femme atteinte de la mort.

Son sceptre lui pendait, et sa robe semée

De fleurs de lys était en cent lieux entamée ;

Son poil était hideux, son œil have et profond,

Et nulle majesté ne lui haussait le front.

    En la voyant ainsi, je lui dis « Ô Princesse,

Qui presque de l’Europe as été la maîtresse,

Mère de tant de Roys, conte-moi ton malheur,

Et dis-moi je te pri’ d’où te vient ta douleur ? »

Elle adonc en tirant sa parole contrainte,

Soupirant aigrement, me fit ainsi sa plainte

« Une ville est assise ès champs Savoisiens,

Qui par fraude a chassé ses seigneurs anciens,

Misérable séjour de toute apostasie,

D’opiniâtreté, d’orgueil et d’hérésie,

Laquelle (en cependant que les Rois augmentaient

Mes bornes, et bien loin pour l’honneur combattaient)

Appelant les bannis en sa secte damnable

M’a fait comme tu vois chétive et misérable.

    » Or mes Rois connaissant qu’une telle cité

Leur serait quelque jour une infélicité 24,

Délibéraient assez de la ruer par terre ;

Mais contre elle jamais n’ont entrepris la guerre ;

Ou soit par négligence, ou soit par le destin,

Entière ils l’ont laissée, et de là vient ma fin.

    » Comme ces laboureurs, dont les mains inutiles

Laissent pendre l’hiver un touffeau de chenilles

Dans une feuille seiche au faîte d’un pommier ;

Si tôt que le soleil de son rayon premier

A la feuille échauffée, et qu’elle est arrosée

Par deux ou par trois fois d’une tendre rosée,

Le venin qui semblait par l’hiver consumé,

En chenilles soudain apparaît animé,

Qui tombent de la feuille, et rampent à grand’peine

D’un dos entre-cassé au milieu de la plaine.

L’une monte en un chêne et l’autre en un ormeau,

Et toujours en mangeant se traînent au coupeau ;

Puis descendent à terre, et tellement se paissent

Qu’une seule verdure en la terre ne laissent.

    » Alors le laboureur voyant son champ gâté,

Lamente pour néant qu’il ne s’était hâté

D’étouffer de bonne heure une telle semence ;

Il voit que c’est sa faute et s’en donne l’offense.

    » Ainsi lors que mes Rois aux guerres s’efforçaient,

Toutes en un monceau ces chenilles croissaient !

Si qu’en moins de trois mois telle tourbe enragée

Sur moi s’est épandue, et m’a toute mangée.

    » Or mes peuples mutins, arrogants et menteurs,

M’ont cassé le bras droit chassant mes sénateurs ;

Car de peur que la loi ne corrigeât leur vice,

De mes palais royaux ont banni la justice.

Ils ont rompu ma robe en rompant mes cités,

Rendant mes citoyens contre moi dépités ;

Ont pillé mes cheveux en pillant mes églises,

Mes églises, hélas ! que par force ils ont prises,

En poudres foudroyant images et autels,

Vénérable séjour de nos Saints immortels.

Contr’eux puisse tourner si malheureuse chose,

Et l’or saint dérobé leur soit l’or de Tholose 25 !

    » Ils n’ont pas seulement, sacrilèges nouveaux,

Fait de mes temples saints étables à chevaux ;

Mais comme tourmentés des fureurs Stygiales

Ont violé l’honneur des ombres sépulcrales 26,

À fin que par tel acte inique et malheureux

Les vivants et les morts conspirassent contre eux.

Busire fut plus doux, et celui qui promène

Une roche aux enfers eut l’âme plus humaine !

Bref ils m’ont délaissée en extrême langueur.

Toutefois en mon mal je n’ai perdu le cœur

Pour avoir une Reine 27 à propos rencontrée,

Qui douce et gracieuse envers moi s’est montrée.

Elle par sa vertu (quand le cruel effort

De ces nouveaux mutins me traînait à la mort)

Lamentait ma fortune, et comme Reine sage

Réconfortait mon cœur et me donnait courage.

    » Elle, abaissant pour moi sa haute Majesté,

Préposant mon salut à son autorité,

Mêmes étant malade est mainte fois allée 28

Pour m’appointer à ceux qui m’ont ainsi volée.

    » Mais Dieu qui des malins n’a pitié ni merci

(Comme au Roy Pharaon) a leur cœur endurci,

À fin que tout d’un coup sa main puissante et haute

Les corrige en fureur et punisse leur faute.

    » Puis quand je vois mon Roy, qui déjà devient grand,

Qui courageusement me soustient et defend,

Je suis toute guérie, et la seule apparence

D’un Prince si bien né me nourrit d’espérance.

Ce prince, ou je me trompe en voyant son maintien,

Sa nature si douce et encline à tout bien,

Et son corps agité d’une âme ingénieuse,

Et sa façon de faire honnête et gracieuse,

Ni moqueur, ni jureur, menteur ni glorieux,

Je pense qu’ici bas il est venu des cieux

Afin que la couronne au chef me soit remise,

Et que par sa vertu refleurisse l’Église.

    » Avant qu’il soit longtemps ce magnanime Roy

Domptera les mutins qui s’arment contre moi,

Et ces faux devineurs qui d’une bouche ouverte

De son sceptre royal ont prédite la perte.

Ce prince, accompagné d’armes et de bonheur,

Enverra jusqu’au ciel ma gloire et mon honneur,

Et aura, pour se rendre aux ennemis terrible,

Le nom de très-chrétien et de très-invincible.

    » Puis voyant d’autre part cet honneur de Bourbon,

Ce magnanime Roy, qui très-sage et très-bon

S’oppose à l’hérésie, et par armes menace

Ceux qui de leurs aïeux ont délaissé la trace ;

Voyant le Guisian d’un courage indompté,

Voyant Montmorency, voyant d’autre côté

Aumale et Saint André ; puis voyant la noblesse

Qui porte un cœur enflé d’armes et de prouesse

J’espère après l’orage un retour de beau temps

Et après un hiver un gracieux printemps.

Car le bien suit le mal comme l’onde suit l’onde,

Et rien n’est assuré sans se changer au monde.

    » Cependant prends la plume, et d’un style endurci

Contre le trait des ans, engrave tout ceci ;

À fin que nos neveux puissent un jour connaître

Que l’homme est malheureux qui se prend à son maître. »

    Ainsi par vision la France à moi parla,

Puis s’évanouissant de mes yeux s’envola

Comme une poudre au vent, ou comme une fumée

Qui se jouant en l’air est en rien consumée.

 

 

 

Pierre de RONSARD.

 

Imprimé pour la première fois à Paris,

chez Gab. Buon, 1564, in-4° de 10 feuillets.

 

Recueilli dans Œuvres complètes de P. de Ronsard,

nouvelle édition publiée sur les textes les plus anciens,

avec les variantes et des notes par M. Prosper Blanchemain, 1866.

 

 

 

 

 



1 Variante  :

Non amasser un camp, et s’enrichir de proie.

 

2 Les Albigeois étaient des hérétiques, pères des nôtres, du pays d’Albi vers le Languedoc, qui furent débellés et réduits par saint Louis, Roy de France. Ils tenaient de la créance folle des Goths, qui jadis avaient été maîtres de ce pays qu’ils infectèrent. Plusieurs grands étaient de leur secte, le Roy d’Aragon, les Comtes de Toulouse et de Foix, etc.

 

3 Anciens hérétiques portants ce nom d’Arius, évêque apostat.

 

4 Étant cause du passage du Turc en Asie, qui ne demandait qu’à pêcher en eau trouble.

 

5 Hérétique Allemand, venu depuis Luther, qui s’étant fait chef d’une armée d’aussi bonnes gens que lui, voulant tirer chemin vers les terres de Lorraine pour y venir autoriser, avec les siennes, les rêveries que ledit Luther son maître avait commencé de forger l’an 1517 par tyrannie ; mais il fut trompé de l’oracle à bon escient, car le Duc et son frère puîné Claude de Lorraine, premier Duc de Guise, le défirent et le taillèrent en pièces lui et les siens.

 

6 Pour l’assassin commis à l’endroit de François de Lorraine, Duc de Guise, devant Orléans, par Jean Poltrot, soi disant sieur de Merey. Le siège étant campé devant Orléans (1563), par mondit Seigneur de Guise, où Bèze, ministre de Genève, et les plus qualifiés des Huguenots s’étaient retirés et fortifiés ; comme le 24 de février, après avoir mis bon ordre à tout, il revenait le soir du Portereau, l’un des faubourgs de la ville, et repassait la rivière de Loire en petite compagnie, le traître qui depuis naguère avait l’honneur d’être sien, te frappa d’un coup de pistolet chargé de trois balles dans l’épaule droite, au défaut de l’armure, dont il mourut en peu de jours, avec l’extrême regret de toute la France. Le meurtrier échappa, monté à l’avantage, et courut toute la nuit ; mais comme Dieu ne laisse rien d’impuni tôt ou tard, il permit qu’il se trouva, le jour venu, dans le camp des Suisses, où miraculeusement il fut pris, et de là tiré à quatre chevaux dans la ville principale du royaume. Telle mort eut ce grand Prince, qui depuis l’an 1543 qu’il vêtit ses premières armes, fit des choses merveilleuses pour le service des Rois du ciel et de la terre. Je m’abstiendrai d’en parler, disant seulement pour cette heure qu’il défit l’Empereur Charles cinquième à Renty ; que pour la défense du Vicaire de Jésus, il remplit d’effroi l’Italie ; qu’il sauva Metz contre une armée de quatre-vingts mille hommes ; qu’il mit en sept jours Calais à raison, détenu par deux cents et dix ans des Anglais ; qu’il prit Thionville ; qu’il délivra Paris d’un siège, et gagna la journée à Dreux. Lors que le Roy Henry le Grand fut à la guerre de Piémont, la Cour étant à Genève, on dit que Bèze, déjà caduc, se voulut purger d’avoir été complice du meurtre, envers Messeigneurs de Guise, les petits fils de ce vaillant et généreux Prince.

 

7 L’ange de l’abîme nommé de l’hébreu Abaddon, et du grec Apollyon, et du latin Exterminans, qui veut dire en français comme Perdant.

 

8 Bèze, le boutefeu des rébellions.

 

9 Ville de Bourgogne, où Théodore de Bèze avait pris naissance, d’honnêtes et sages parents, et qualifiés. Voyez à l’église Saint Côme, près les Cordeliers de Paris, à côté droit de la porte du chœur, un petit tableau, dans lequel sont représentés des personnages vêtus en deuil avec torches, et des vers que le même Bèze a faits pour un sien oncle, honoré du titre de Conseiller. Il fut tenu dans ce lieu de Vézelay jadis un Concile pour le voyage d’outre-mer, où saint Bernard harangua devant maints Prélats, et même devant le Pape. Voilà comme les rosiers font naître les épines.

 

10 Bèze avait mérité le nom de Prince des Poètes latins de son temps ; et l’on voit par le style et par les non communs aiguillons de ce qu’il nomme Juvenalia Bezæ, que s’il eût plutôt voulu s’arrêter aux fontaines d’Hippocrène et d’Aonie qu’à celles de Styx et de Léman, véritablement il eût acquis autant de gloire et de renom qu’il mérite d’oubliance : mais quoi ? le prieuré de Lonjumeau, dont il n’eût la préférence, nous le ravit. Et bien qu’il témoignât assez par lettres et par messages l’étroite amitié qu’il avait jurée autrefois à mon père, (toute considération de religion mise à part) dès leurs conférences d’études, je ne laisserai d’en parler comme je fais, et comme je dois. Il est mort le 13 d’octobre 1616, âgé de 86 ans.

 

11 Variante (1578) :

Qui comme un Mehemet va portant en la main

 

12 Louis de Bourbon Prince de Condé, seigneur quant au reste de bon naturel, et chérissant les hommes vertueux et savants mais quoi ? la bourrasque fut générale, et par une mauvaise atteinte il en fut choisi comme les autres.

 

13 À la maison des Quatre Évangélistes, dans le faubourg Saint Marcel, près l’église de Saint Médard, aux premiers troubles.

 

14 Sous un grand manteau dévalant jusqu’aux pieds, comme les portaient les reîtres (mot qui signifie en allemand homme de cheval, comme lansquenet, ou lansquenez, veut dire homme de pied). Bèze allait ainsi faire son prêche, et les autres ministres, ce que j’ai ouï raconter à qui l’a vu, même alors du tumulte de Saint Médard, où ces nouveaux reformés pillèrent et brisèrent tout, foulant aux pieds le Saint Sacrement de l’autel, égorgeant et tuant les hommes, pour ce, disaient-ils, que le son de la cloche importunait leur ministre Malo qui faisait le prêche. Ce fut en décembre, aux fêtes de Noël.

 

15 Variante  :

Et l’autre qui n’a rien voudrait bien en avoir ;

L’autre brûle d’ardeur de monter en pouvoir,

 

16 Ces vers ont été supprimés dès la 2e édition (1567).

 

17 Jean Calvin fut en premier chanoine de l’église de Noyon, ville de Picardie ; de là, honteux de s’être vu punir de quelque forfait dénaturé, le compagnon se retira dans Genève, la retraite et l’asile des bons garçons et des bannis, où pour comble de ses méchancetés il fit banqueroute à la foi. Il mourut à Genève en 1569, âgé de 56 ans, 7 mois, 13 jours. Assez de fois j’ai mémoire d’avoir entendu par la bouche d’une personne qui m’attouchait assez, qu’étant venu dans Paris secrètement, elle le vit de hasard comme elle entrait en la maison d’une portant le nom même, de laquelle il était frère, et que tout plein de grands affluaient de toutes parts là, mais qu’il vuida la nuit pour se tirer d’inconvénient. Or est-il qu’il se nommait Chauvin, nom lequel il déguisa, pour avoir forfait, ne voulant être connu.

 

18 Hérétiques du nom de leur auteur ; il y peut avoir 60 ans. Ils ne durèrent guère, aussi ne fut-il guère suivi. J’aurais eu quelque opinion d’un Français qui portait le nom de Quintus, ami de notre auteur paravant sa révolte, et depuis un de ceux qui l’auraient blâmé.

 

19 Variante  :

Ainsi celui qui tend le piège décevant,

En voulant prendre autrui se prend le plus souvent.

 

20 Le lotos que Circé faisait manger aux compagnons d’Ulysse, pour leur faire oublier leur patrie et les changer en pourceaux.

 

21 Le Prince de Condé, chef des Huguenots.

 

22 Odet de Coligny, ci-devant cardinal de Chastillon.

 

23 Le traité de Hamptoncourt du 20 septembre 1562.

 

24 Variante  :

S’efforcerait de rompre un jour leur dignité,

 

25 Un temple magnifique était dans la ville de Tholose (ou Thoulouse) anciennement, dès longtemps garni d’une infinité de grands trésors amassés, auxquels si l’on touchait pour y méfaire, on ne faillait point de mourir, et d’une fin malheureuse. Cela parut en Scipion, comme en d’autres capitaines Romains.

 

26 Comme de saint Martin de Tours, et du Roy Louis XI, à Notre Dame de Cléry, près Vendôme, jetant leurs cendres au vent, et jouant à la courte boule de la tête de ce Roy des fleurs de lys, ointe de la Sainte Ampoule, en haine de ce qu’il honorait la Vierge Marie, et portait son image au chapeau.

 

27 Catherine de Médicis, mère du Roy Charles IX.

 

28 En 1562, étant malade, elle se fit porter à Toury, et d’autres fois elle est allée hors Paris trouver les ennemis, où souvent elle a plus fait d’une parole que n’avoient su faire les camps armés.