L’hymne de l’Hercule chrétien
Est-il pas temps désormais de chanter
Un vers chrétien qui puisse contenter
Mieux que devant les chrétiennes oreilles ?
Est-il pas temps de chanter les merveilles
De notre Dieu ? Et toute la rondeur
De l’Univers rempli de sa grandeur ?
Le Païen donne une chanson païenne,
Et le Chrétien une chanson chrétienne ;
Le vers païen est digne des Païens
Mais le chrétien est digne des Chrétiens.
Doncques de Dieu le nom très-saint et digne
Commencera et finira mon hymne :
Car c’est le Dieu qui m’a donné l’esprit
De célébrer son enfant Jésus-Christ ;
Or puisse donc cette Lyre d’ivoire
Toujours chanter sa louange et sa gloire !
Telle qu’elle est, ô Seigneur, désormais
Je la consacre à tes pieds pour jamais.
Mais, ô Seigneur, quel chant ou quelle lyre,
Ou quelle langue entreprendrait de dire
Suffisamment ta louange et combien
Tu nous as fait par ta grâce de bien !
À nous, les tiens, tes enfants et tes hommes,
Nous qui troupeaux de pâture sommes,
Nous tes élus, que par nom tu connois,
Nous, certes nous, l’ouvrage de tes doigts !
Pour nous, Seigneur, tu as bâti le monde :
Tu as, Seigneur, comme une boule ronde,
Tourné son pli, et pour nous dans les cieux
Tu as fait luire un camp de petits feux ;
Pour nous encor dedans leur voûte claire
Tu attachas un double luminaire,
L’un qui le jour aux labeurs nous conduit,
L’autre qui fait voir un jour quand il est nuit ;
Tu as pour nous en ce monde ordonnée
Également la course de l’année.
Pour nous montrer par son train régulier,
Combien tu es, en tes faits, singulier.
Tu fis pour nous les forêts et les prés,
Tu fis les champs et les ondes sacrées
De l’Océan, tu lui peuplas les eaux
Pour nous, Seigneur, et pendis les oiseaux
En l’air pour nous, et pour nous les campagnes
Tu fis baisser, et élever les montagnes,
Pour nous encore, pour nous ta Déité
Prit le fardeau de notre humanité
(Miracle grand) mais avant que le prendre,
Tu nous le fis par tes Hérauts entendre.
Premièrement, entendre tu le fis
Mille ans devant à ton peuple des Juifs
Lui envoyant un nombre de Prophètes
Remplis de Dieu, et certains interprètes
De ta venue, afin de l’avertir
Que tu devais ta Déité vêtir
D’un corps humain pour tirer de souffrance
Tout Israël, selon la convenance
Qu’à Abraham le vieil Père tu fis,
Lors qu’il fut près de t’immoler son fils.
Mais ce tien peuple, endurci de courage
Pour tes bien-faits, qui devait davantage
Que les Gentils croire en ce que disaient
Tes saints Hérauts qui te prophétisaient,
Sans regarder s’ils offensaient le Maître
Qui les faisait en ton nom comparaître
Pour ta venue en ce monde prêcher,
Ingrats vers toi, les ont fait détrancher
Par leurs bourreaux en cent morts violentes
Et du sang juste ont eu les mains sanglantes.
Puis quand tu vis les Juifs être rétifs
À leur salut, par les peuples Gentils
Tu envoyas tes Sibylles devines
Pour tes Hérauts, qui de leurs voix divines
Prophétisant, prêchaient en chacun lieu
L’avènement du Messias de Dieu :
À celle fin, Seigneur, que ta venue
En nul pays ne fut point inconnue,
Elles chantaient que ta Divinité
Pour nous sauver prendrait Nativité
De Femme-Vierge, et dedans leurs Oracles,
Chantaient tes faits, ta vie et tes miracles,
De point en point, quels et combien de maux,
Quelle grand’ Croix, et combien de travaux
Tu souffrirais pour laver notre offense,
Comme un agneau qui n’a point de défense.
Mais, ô Seigneur, les Gentils vicieux,
Qui n’avaient point ta foi devant les yeux,
Ont converti les paroles prédites
(Que pour toi seul la Sibylle avait dites)
À leurs faux Dieux contre toute raison,
Attribuant maintenant à Jason,
Et maintenant à un Hercule étrange,
Ce qui était de propre à ta louange.
Peuple incrédule, et mal-caut 1 à penser
Que Dieu, jaloux, s’en devait courroucer ;
Ce Dieu jaloux, qui justement s’irrite,
Étant fraudé de l’honneur qu’il mérite,
Ce Dieu dit : « Nul est égal à moi,
« L’homme n’est rien, le Prince ni le Roi ;
« Je suis qui suis, j’ai parfait toute chose,
« Je suis le Dieu qui ai l’âme jalouse,
« Qui bruit, qui tase ?, alors que les humains
« Donnent ma gloire à l’œuvre de leurs mains. »
Certes, ô Dieu, toutes bêtes sauvages,
Qui sur les monts, et qui par les bocages,
Et par les champs vont de chaque côté,
Pour se nourrir n’offensent ta bonté ;
Tous les oiseaux qui parmi l’air séjouent,
Tous les poissons qui par les ondes nouent 2,
Tous les rochers, les plaines et les bois,
Pâles de peur tremblent dessous ta voix,
Pales de peur tremblent devant ta face,
Si ton courroux tant soit peu les menace ;
L’homme sans plus (l’homme que tu as fait
Par dessus tous animal plus parfait,
En qui tu mis les traits de ton Image,
Et vers le Ciel lui haussa le visage,
À qui tu fis tant de grâces avoir,
En qui tu mis jugement et savoir)
Seul, seul t’offense ! Et ingrat par sa faute,
Blesse l’honneur de ta Majesté haute.
Celui s’est fait des autres Dieux nouveaux,
Cet idolâtre idolâtra des veaux ;
Et le Bélier qui les corne replie
Sur les sablons de la cuitte 3 Libye :
Celui premier controuva les abus
D’importuner les Trépieds de Phoebus ;
Celui se fit une Junon cruelle,
Une Pallas armée à la mamelle,
Et pour son Dieu, ce malheureux reçut
Un Apollon qui toujours le déçut,
De mots douteux de son Oracle étrange :
Celui premier d’un horrible mélange
Combla ton Ciel : il y mit des taureaux,
Des chiens, un âne, un lièvre, et des chevreaux,
Deux Ours, un fleuve, un serpent, et la chèvre
Qui répandit son lait dedans la lèvre
De leur beau Dieu par l’espace d’un an,
Étant caché dans l’antre Dictéan 4.
Voilà comment des Gentils la malice,
Comme les Juifs aveuglés de leur vice,
Ont dérobé ton honneur précieux,
Pour le donner à je ne sais quels Dieux,
Qui ne sauraient en notre tête faire
Par leur vertu un poil ni le défaire.
Mais où est l’œil, tant soit-il aveuglé,
Où est l’esprit, tant soit-il déréglé,
S’il veut un peu mes paroles comprendre,
Que par raison je ne lui fasse entendre
Que la plupart des choses qu’on écrit
D’Hercule, est due à un seul Jésus-Christ ?
Premièrement, qu’est-ce de trois nuitées
Que Jupiter tint en une arrêtées
Quand il voulut son Alcmène embrasser,
Qu’un nombre d’ans qui se devaient passer
Avant que Jésus prît naissance de mère,
Tant il y eut dans le ciel de mystère
Avant que lui celât sa déité
Sous le manteau de notre humanité ?
Hé, qu’est-ce après de Junon homicide,
Qui envoya dans le berceau d’Alcide 5
Deux grands serpents pour le faire périr,
Qu’Hérode roi, qui pour faire mourir
L’enfant Jésus, envoya par la terre
De Bethléem ses satrapes de guerre
Pour le tuer, et les petits enfants
Qui seraient nés au-dessous de deux ans ?
On les pensait tous deux être fils d’hommes,
Et purs humains ainsi comme nous sommes,
Et par le peuple enfants les nommait-on,
L’un de Joseph, l’autre d’Amphitryon,
Bien que Jésus eût pris de Dieu son être,
Et Jupiter eût fait Hercule naître.
Hé ! qu’est-ce après de ces monstres infects,
De ces Dragons par Hercule défaits ?
De mille horreurs, de mille étranges bêtes,
De ce serpent effroyable à sept têtes,
De ce Lion, des Centaures vaincus,
De Géryon, de Busire et Cacus,
Qui tous vivotent comme monstres difformes,
Sinon le vice et les péchés énormes
Que Jésus-Christ par le céleste effort
De sa grand’ Croix mit en mourant à mort.
Hé, qu’est-ce après d’Hésione de Troie 6
Contre un rocher liée, pour la proie
D’un ourque fier ? Qu’est-ce de Prométhée
Dessus Caucase aux aigles garrotté,
Lesquels Alcide affranchit hors de peine
Les délivrant, sinon Nature humaine
(J’entends Adam) que Christ a détachée,
Par sa bonté, des liens de péché,
Lorsque la Loi comme un aigle sans cesse
Lui pincetait son âme pécheresse
Sans nul espoir, avant que par la Foi
De Christ la grâce eût combattu la Loi ?
Qu’est-ce d’Hercule qui toujours obtempère
À Eurysthée 7, sinon Christ à son Père.
Ses mandements toujours accomplissant,
Jusqu’à la mort son humble obéissant ?
Hé, qu’est-ce après de Junon l’envieuse,
Qui fut toujours ennemie odieuse
Des faits qu’Alcide en ce monde achevait,
Sinon Satan qui toujours concevait
Une ire en vain contre Christ et sa gloire,
Pour empêcher de sa Croix la victoire ?
Et qu’est-ce après d’Hercule, qui retint
Par une main le Dieu Pluton, qui vint
Sur le tombeau de la morte Euryvie 8,
Le contraignant de la remettre en vie,
Sinon Jésus qui la Mort arrêta
Par son pouvoir, quand il ressuscita
Son cher Lazare, et de la nuit profonde,
Le renvoya citoyen de ce monde ?
Qu’est-ce d’Hercule ayant répudié
Sa vieille épouse 9, afin d’être allié
D’une nouvelle étrangère conquise,
Sinon Jésus, qui l’ancienne Église
Des premiers Juifs pour femme refusa,
Et des Gentils l’Église il épousa ?
Hercule prit l’habit de son épouse 10
Et Jésus-Christ fit la semblable chose,
Car il vêtit l’humain habillement
De son Église, et l’aima tellement
Qu’en sa faveur reçut la mort cruelle
Étant vêtu des habillements d’elle.
Qu’est-ce d’Hercule, et du puissant Atlas,
Qui ce grand ciel soutiennent de leurs bras,
Sinon le Père, et le Fils qui ressemble
De force au Père, et soutiennent ensemble
Tout ce grand monde, ouvrage qui soudain
Serait tombé sans la céleste main ?
Qu’est-ce en après de Charybde larronne,
Qui avala dans la forge gloutonne
Un des Taureaux qu’Alcide conduisait
Près du rivage où ce monstre gisait ?
Sinon Satan, monstre qui ne demande
Qu’à nous ravir, qui pilla de la bande
De Jésus-Christ son disciple Judas,
Et l’engloutit dans les Enfers là-bas ?
Hercule fut en chacune contrée,
Où, par effet, sa force il a montré,
Toujours nommé des hommes, en faveur
De ses vertus, chasse-mal et sauveur ;
De mêmes noms Jésus-Christ on surnomme,
Car seul il garde, et seul il sauve l’homme.
Hé ! qu’est-ce après des Géants qui les Cieux
Ont échelé pour en chasser les Dieux,
Auxquels Alcide a les forces ôtées ?
Sinon Jésus le dompteur des Athées,
Qui remparés d’une humaine raison,
Veulent chasser Dieu hors de la maison,
Sans Jésus-Christ qui leur fait résistance,
Et par la Foy rompt l’humaine inconstance.
Hé, qu’est-ce après d’Hercule qui alla
Sur le mont d’Oete, et par feu s’immola
À Jupiter, sinon Christ à son Père,
Qui s’immola sur le mont de Calvaire ?
Hercule ayant une masse de bois
Vint aux Enfers : Jésus ayant sa Croix
Y vint aussi. Hercule ôta Thésée
Hors des Enfers, et son cher Pirithée,
Traînant par force à reculons le Chien
Portier de Styx, attaché d’un lien :
Et Christ rompant la porte Ténarée,
Par la vertu de sa Croix honorée,
Ses chers amis hors des Limbes jeta.
Hercule mort, vivant se présenta
À Philoctète ; et Jésus à la bande
Des douze siens, à laquelle il commande
D’aller prêcher qu’il est ressuscité
Pour le salut de notre humanité.
Hercule au ciel épousa la Jeunesse 11,
Et Jésus-Christ l’Éternité, maîtresse
De tous les ans, déifiant son corps
Qui fut, humain, le prémice des morts ;
Ressuscité pour ses brebis connues,
Et qui, bientôt, élevé dans les nues,
Environné des anges glorieux,
Viendra juger ce monde vicieux,
Ayant en mains le glaive de vengeance ;
Devant ses pieds ira Dame Clémence,
Pour condamner les méchants réprouvés,
Et pour sauver ceux qui seront trouvés
Avoir vécu fidèlement en crainte,
Et en l’espoir de sa Parole sainte.
J’ai, mon Odet, en ta faveur chanté
Ce vers chrétien, pour être présenté
Devant tes yeux, afin de te complaire :
Non, je ne puis, ni ne veux plus rien faire,
S’il ne te plait, d’autant que j’ai voulu
Sur tous Seigneurs te choisir pour élu :
Et ce faisant les autres je n’offense,
Car tu es bien l’un des Seigneurs de France,
Qui plus chéris à mon gré la Vertu,
Comme Prélat d’elle tout revêtu :
C’est la raison, Odet, que je te voue
Ce chant que Dieu dessus ma Lyre joue.
Pierre de RONSARD.
1 Malavisé. (Cf. les mots cautèle, cauteleux.)
2 Nagent.
3 Cuitte = cuisson. Allusion au fait que l’on y « cuit ».
4 Périphrase désignant l’océan.
5 Hercule.
6 Hésione fut libérée d’un « ourque » (monstre marin) par Hercule.
7 Roi d’Argos auquel Hercule était soumis.
8 Épouse d’Admète.
9 Déjanire.
10 La tunique empoisonnée du centaure Nessus, que Déjanire fit remettre à Hercule.