L’arbre des Chactas

 

 

                      Ô sublimes forêts, vieilles filles du monde,

                      Tombez et périssez sous la hache féconde.

                                                                              A. BARBIER.

 

 

C’était un arbre immense ; arbre aux rameaux sans nombre,

Qui sur tout un désert projetait sa grande ombre.

Ses racines, plongeant dans un sol sablonneux,

Rejaillissaient partout, boas aux mille nœuds ;

Et, se gonflant à l’œil, comme d’énormes veines,

On eût dit d’un haut-bord les câbles et les chaînes.

Arbre immense et géant, les arbres les plus hauts

À son pied s’inclinaient comme des arbrisseaux.

Déployant dans les cieux sa vaste et noire cime,

Il s’y plaisait aux chocs que l’ouragan imprime.

De sa circonférence embrassant l’horizon,

Sous son dôme sonore, en l’ardente saison,

Il pouvait abriter, endormis sur les herbes,

Tout le peuple Chactas et ses troupeaux superbes.

Dans ses feuilles, sa mousse, entre tous ses rameaux,

Vivaient, rampaient, grimpaient des milliers d’animaux ;

Insectes et serpents, oiseaux et bêtes fauves,

Tous logeaient, retirés sous ses vertes alcôves ;

Et, là, cachés, tapis dans leurs profonds abris,

Tous, en chœur, ils poussaient d’épouvantables cris !

Puis, autour de cet arbre, arbre aux rameaux immenses,

Voltigeaient colibris, aux changeantes nuances ;

Papes verts, geais d’azur, flamboyants cardinaux,

Nuages d’oiseaux blancs et de noirs étourneaux ;

Et leurs plumes semblaient d’éblouissantes pierres !

Et l’aigle, en les voyant, eût dit le monde de Noé ;

L’Arche attendant au port que le sol fût noyé !

Entre l’homme et les cieux, mystérieuse échelle,

L’arbre allait de la terre à la voûte éternelle ;

Et tout fort ouragan, l’arrachant des déserts,

Avec ses habitants, eût peuplé l’Univers !

Puis, quand le vent passait sous son dôme sauvage,

Dans ses feuilles sans nombre, et ses branches sans âge ;

Lorsqu’à son tronc noueux chaque branche pliait,

Et qu’à chaque rameau la feuille tressaillait,

Oh ! comme il en tombait une étrange harmonie ;

Un bruit semblable au bruit de la mer en furie ;

Un grand bourdonnement de branchages touffus ;

Je ne sais quoi de sourd, de vague et de confus,

Qui roulait dans l’espace immense et magnifique,

Et que l’homme n’entend qu’aux déserts d’Amérique.

Et bien ! Cet arbre-roi, ce géant des forêts,

Cette arche, cette échelle aux infinis degrés,

Un homme aux muscles forts, un homme à rude tâche,

Suant des mois entiers, l’abattit de sa hache !

Il l’abattit enfin ; et puis, s’assit content ;

Car, dans l’arbre, il voyait quelques pièces d’argent !

Oh ! l’argent, c’est le dieu qui domine chaque âme ;

C’est le dieu de l’enfant, de l’homme et de la femme ;

C’est pour lui que tomba l’obélisque vivant,

Le premier-né du sol, l’orgueil du continent...

Honte à l’Américain, honte au froid mercenaire !

Il ne reste aujourd’hui de l’arbre séculaire,

Il ne reste qu’un tronc et des rameaux épars ;

Des rameaux desséchés, semés de toutes parts ;

Qu’un tronc, devant lequel le voyageur s’arrête,

S’incline et s’agenouille, et sent grossir sa tête,

De méditations, et sent gonfler son cœur,

Son cœur tout oppressé d’indicible douleur.

Ô les hommes d’argent, les fils de la matière,

Pour eux, il n’est donc rien de sacré sur la terre,

Rien de sacré dans l’âme ? – Ô froid Américain,

Ta seule passion, c’est donc l’amour du gain ;

À sa voix, tout se tait, tout s’efface et se brise ;

Elle seule ici bas t’emporte et t’électrise ;

Par elle tout entier ton cœur est possédé ;

C’est ta religion, c’est ta divinité ;

Et pour elle ta main mutile et défigure

Les chefs d’œuvre de l’art et ceux de la nature !...

Mais si tu fus vainqueur de l’arbre des Chactas,

Impie, il en est un que tu n’abattras pas ;

Un arbre bien plus haut, bien plus fort, et dont l’ombre

Couvre l’Éden si frais et l’univers si sombre.

Et cet arbre est celui que Dieu même planta,

L’arbre saint de la Croix, l’arbre du Golgotha ;

L’arbre que l’homme en vain frappe aussi de sa hache ;

Il le frappe en tous points, et rien ne s’en détache ;

Rien ; car l’arbre toujours, gigantesque, éternel,

S’élance, et va se perdre aux abîmes du ciel !

Il se rit des efforts de tous les nains impies,

Qui s’endorment, lassés, sous ses tiges fleuries :

S’étendant sur le monde, il abrite l’oiseau,

Donne à l’homme une couche, à l’enfant un berceau,

Une cellule au saint, à tous une patrie,

À celui qui maudit, comme à celui qui prie ;

Car c’est l’arbre de vie et d’immortalité,

Qui nourrit de ses fruits toute l’humanité ;

Oui, c’est l’arbre sacré, dont la puissante sève

Est le sang pur du Christ, fils d’une seconde Ève ;

Or, celui-là jamais ne doit tomber, périr ;

Sur le monde en débris, seul, il doit refleurir ;

Seul, il vivra toujours, sur toutes les ruines ;

Car son tronc pousse en Dieu d’immortelles racines !

 

 

1839.

 

 

Adrien ROUQUETTE.

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie louisianaise,

textes choisis et présentés par les étudiants de français

de Centenary College of Louisiana,

sous la direction de D.A. Kress et Rebecca Skelton,

Éditions Tintamarre, 2010.

 

 

 

 

 

 

 

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