Les saints innocents
par
André ROUSSEAUX
L’innocence sacrée de la Nativité est ce qui rayonne avec le plus de chaleur parmi nous, en ce Noël d’épreuve et de dénuement. Nos foyers atteints par la mort ou l’absence se replient sur ce trésor immatériel, en tenant éloignés les plaisirs païens qui font un cortège naturel aux fêtes de la nuit hivernale. Dans le monde en détresse qu’une nuit sans fin semble couvrir, la lumière, la douce lumière que le corps de l’Enfant-Dieu répand comme une aurore, éclaire toute la vie que nous pouvons espérer. Lumière d’autant plus présente et fraternelle à notre état qu’elle luit au fond d’un recreux désigné par l’abandon et choisi pour sa pauvreté.
Il ne reste à la Noël que l’incomparable pureté de l’enfance, quand la fête de l’Enfant nonpareil se revêt d’un tel dépouillement. Plus d’un coeur de maman se serrera, ce soir, de ne pouvoir dépenser toute la tendresse dont on aime à être follement prodigue pour orner la féerie de Noël et rebroder sa parure légendaire. Mais nos enfants, qui n’ont pas besoin de tant de cadeaux pour que la féerie du monde illumine leurs âmes, seront sans doute plus proches cette nuit, dans toutes les maisons où veillera l’inquiétude, de l’Enfant démuni qui dormait d’un sommeil si calme sur la paille, la nuit où il venait de prendre toute la peine du monde en charge dans ses mains. Plus proches aussi de ces autres enfants, leurs petits frères, à qui Jésus fit l’honneur terrible de les choisir, comme la fleur de l’humanité, afin qu’ils le devancent lui-même dans l’Éternité reconquise, au premier rang de tous ses saints et de tous ses martyrs.
Dans la semaine d’entre Noël et le Jour de l’An, quand cette semaine-là était tout occupée par la trêve des confiseurs, les étrennes, les matinées du Châtelet ou les vacances à la neige, les Saints Innocents étaient un peu oubliés. Leur anniversaire se laissait noyer dans le tourbillon des jours de fête qu’on chômait joyeusement, entre deux nuits à réveillon. Mais cette année, nous ne pourrons aborder sans un tremblement, qui s’émeut au plus vif de souvenirs d’hier, la commémoration des enfants immolés pour qu’un vol d’anges sortît de leur hécatombe.
Nous avons aussi nos Innocents : les enfants morts, les enfants perdus dans la tourmente qui a associé profondément tout le peuple de France au malheur de la patrie. Leurs petites âmes sont les saintes héroïnes de cette semaine. Enfants du Nord, enfants de l’Est, enfants de Champagne, et d’Anjou, leur innocence sacrifiée fait d’eux éternellement les frères des enfants de Palestine dont le sang pur fut notre rosée, au matin de la chrétienté. Leur pureté rejoint la leur. Cette innocence sans prix était peut-être la seule victime qui pût rompre la croûte d’habitudes et de passions terrestres où la vie de la terre se laissait durcir. Rappelez-vous la parole de Péguy à leur sujet :
Tel est, dit Dieu, ce secret de tendresse et de grâce
Qui est dans l’enfance même, au point d’origine de l’enfant.
Telle est cette innocence, cette blancheur, cet incommencement.
Tel est ce secret, cette faveur de ma grâce (cette justice injustifiable),
Qu’il y a ceux qui ont trempé dans la terre et ceux qui n’ont pas trempé dans la terre ;
Ceux qui sont marqués, tachés, éclaboussés de la terre et ceux qui ne sont pas éclaboussés de la terre ;
Et qu’il n’y en a que pour ceux qui n’ont pas trempé dans la terre et qui ne sont pas éclaboussés de la terre.
Et ceux-là, quand l’Éternel les a cueillis à la fleur du temps,
Ce sont eux, dit l’Apôtre, qui sur le mont de Sion entourent l’Agneau debout.
Seule pensée qui puisse nous rendre supportable cette horreur, la souffrance et la mort d’un petit enfant, pour y ouvrir le mystère d’une béatitude. Dans le destin des Innocents et les petites vies qui l’ont renouvelé méritent qu’on pense à elles quand on le médite aujourd’hui le merveilleux est que nulle fin plus que la leur n’a été proche de la naissance que devrait être toute mort, si ce n’est point la mort sans appel.
Nativité, naissance, renaissance. Famille de mots, famille d’idées, famille d’espoirs. Nous vivons un Noël grave. Mais nous le vivons dans la vérité du premier Noël, quand le Messager du salut était un petit réfugié, et quand les enfants furent les prémices de la Passion, pour valoir au monde la grâce éternellement nouvelle qui est en eux, la grâce qui ne perd jamais sa fraîcheur, sa force vive comme une vie d’enfant, son espérance infatigable comme la journée d’un enfant qui joue. Une grâce aussi, payée d’un tel prix, qu’il n’est pas permis d’ensemencer, pour des moissons qui ne seraient pas sacrées, la terre à qui de petites fleurs fauchées auront donné cette bénédiction.
Lyon, Noël 1940.
André ROUSSEAUX, Chronique de l’espérance, 1943.
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