Appel à la charité
I
Venez à moi, venez, hommes à la belle âme,
Cœurs d’or que l’Éternel a marqués de son sceau !
Venez vous réchauffer au foyer de ma flamme,
De vos bienfaits épars venez faire un faisceau.
L’isolement devient insuffisant et laisse
Souffrir des malheureux quand la calamité
Prend les proportions d’une grande détresse.
Venez à moi, venez : je suis la Charité !
II
Je suis la Charité, cette vertu céleste
Qui mitige du sort les écarts ici-bas ;
Mon rôle est d’habitude obscur et plus modeste,
Rarement le soleil voit trace de mes pas ;
Mais lorsqu’une profonde et publique misère
Déborde les moyens de mon obscurité,
Je déploie au grand jour les plis de ma bannière
Et je crie aux échos : Je suis la Charité !
III
Je suis la Charité ! venez, âmes aimantes,
Venez mettre en commun votre bourse et vos cœurs ;
Seules, séparément, vous seriez impuissantes,
Il vous échapperait des oublis, des erreurs.
Quand le malheur est grand, arrière le mystère !
Il isole et n’atteint que la stérilité ;
Il faut alors l’éclat à mon saint ministère ;
Et je crie en tous lieux : Je suis la Charité !
IV
Je suis la Charité ! venez, cœurs secourables,
Mon drapeau ne connaît ni partis, ni couleurs ;
Venez, car il s’agit de maux considérables,
Il s’agit d’indigence, il s’agit de douleurs.
Sur ce terrain commun venez, la politique
N’a rien à démêler ; avec sévérité
Je l’exclus, et devant la misère publique
J’unis tous les bons cœurs : Je suis la Charité !
V
Je suis la Charité ! venez : sur cette terre
Chacun doit se prêter un mutuel appui.
L’homme, dans le malheur, de l’homme est solidaire ;
C’est un devoir, un droit : tel qui donne aujourd’hui
Demain de son voisin aura besoin peut-être :
Nous sommes tous égaux devant l’adversité.
Venez ; je vous promets de vous faire connaître
Les charmes d’un bienfait. Je suis la Charité !
VI
Je suis la Charité, ce bienveillant apôtre
Qui dit à l’opulent : Donnez aux malheureux.
Aujourd’hui c’est leur tour, un jour viendra le vôtre :
Car l’opulent au mal est exposé comme eux.
L’or ne saurait jamais payer certain service
Dont le riche a parfois grande nécessité.
Qui peut, sans intérêt, lui rendre cet office ?
Moi seule ! alors pour lui je suis la Charité.
VII
Je suis la Charité, qui rend avec usure,
Sans compter, largement et même avec bonheur,
Et qui par gratitude et sans poids ni mesure
Paie une aumône avec les trésors de son cœur.
Le ciel m’en récompense avec un doux sourire
Et bénit cet élan de réciprocité ;
Et le bon peuple ému qui le voit, qui l’admire,
M’applaudit quand je dis : Je suis la Charité !
VIII
Je suis la Charité, cette vertu féconde,
Sublime de grandeur, dont la douce pitié
Chez les peuples d’un bout à l’autre bout du monde
Fait éclore et germer les liens de l’amitié ;
Ce généreux transport qui, dans les catastrophes,
Arborant le drapeau de la fraternité,
Exhale son appel en chaleureuses strophes
Et crie aux nations : Je suis la Charité !
IX
Je suis la Charité, cette abeille divine,
Toujours infatigable à poursuivre son but,
Qui sur toutes les fleurs, sur tous les fruits butine,
Et sur tous les sentiers prélève son tribut,
Qui porte aux malheureux le miel qu’elle en distille,
La dîme qu’elle impose à la prospérité,
Le baume qu’elle extrait d’un agrément futile
En disant à l’orgueil : Je suis la Charité !
X
Je suis la Charité : cette fée angélique,
Providence du pauvre, ange consolateur,
Ingénieuse et dont la baguette magique
Change en or pur le plomb d’un plaisir corrupteur,
Fait miroiter le luxe et l’éclat d’une fête,
En rehausse la pompe et la solennité,
Pour faire auprès du riche une abondante quête,
En lui disant : Donnez, je suis la Charité !
XI
Je suis la Charité, sylphide enchanteresse
Dont le voile est d’amour et la robe d’azur,
Dont le regard profond, doux comme une caresse,
Éveille la pitié dans le cœur le plus dur ;
Fière de recevoir et de donner heureuse,
Ma voix pour l’indigent et le déshérité
Double le prix d’un don alors qu’affectueuse
Elle lui dit : Prenez, je suis la Charité !
XII
Je suis la Charité ! venez, je vous convie
À des bals, des concerts, des noces, des festins ;
Venez, car mon égide épure et sanctifie
Les péchés qu’elle abrite et les plaisirs mondains.
Venez, mais apportez la bourse bien garnie
Et donnez, le cœur plein de générosité ;
De votre superflu secondez mon génie ;
Donnez à pleines mains : je suis la Charité !
ROUX.
Paru dans Poésie, 11e volume
de l’Académie des muses santones, 1888.