Sur les hauteurs
Causa tangor ab omni...
(OVIDE)
I
Au loin, sur le ciel bleu, plus haut que la colline.
Dont les frênes légers ferment notre horizon
Et voilent les rayons du soleil qui décline,
Quand de ses feux mourants il dore le gazon ;
Plus haut que les plateaux où les vents de l’orage
Passent, en gémissant, dans les brumes du soir,
Où, vers le ciel clément, la bruyère sauvage
Fait monter les parfums de son frêle encensoir,
Ami, vois-tu ces monts qui déchirent la nue,
Dessinant leur profil sur les azurs profonds,
Et, depuis cent mille ans, baignent leur pente nue
Dans l’océan subtil suspendu sur nos fronts ?
C’est là qu’il faut bâtir l’asile de tes rêves,
Au dessus des cités aux sourires amers,
Par delà les déserts loin des arides grèves
Que vient souiller encor l’écume de nos mers.
Jamais le hurlement de notre humaine houle
N’y peut troubler les sens par sa vaine clameur.
Comme du sablier la poudre d’or s’écoule,
Là le jour, dans la paix, naît, se déroule et meurt.
La montagne est l’autel où plane l’Invisible,
Le temple qu’il remplit de son Verbe troublant,
Le parvis où sa voix au cœur devient sensible,
Et courbe sur le sol l’adorateur tremblant ;
C’est, dans l’éther serein, la cathédrale austère
Dont Dieu même a jeté la flèche vers les cieux,
Où montent lentement les soupirs de la terre
Dans la sérénité des soirs silencieux.
Dans cet asile saint, dès l’aube blanchissante,
Viens respirer l’encens des monts aux pâles fleurs,
Et, quand la nuit étend son aile frémissante
Sur nous, ouvre ton âme au cri de nos douleurs.
II
Dans la splendeur du ciel s’effacent les étoiles
Pales flambeaux des nuits que dédaigne le jour.
L’astre-roi du matin va déchirer les voiles,
Et réveiller les bois par un baiser d’amour.
Il vient, il a surgi le héros invincible,
Perçant le vieux Python de sa flèche en plein cœur.
Des cimes il descend dans le vallon paisible,
Qui tressaille à l’appel de l’éphèbe vainqueur.
De ces sommets sacrés, contemple la nature
Sous le voile ondoyant des prés et des forêts,
Qui jette sur ses flancs sa brillante ceinture
Des lacs bleus et des mers aux magiques reflets.
Dans les champs de l’éther, la lumière ruisselle
Comme un fleuve d’azur en des vallons déserts,
Et la neige des pics, sous ces fleurs étincelle
Et sème ses rubis dans la plaine des airs.
La bleuâtre vapeur de la forêt humide,
Avec l’aube s’élève en flocons blanchissants.
La source, en gazouillant, jaillit fraîche et limpide,
Rebondit et s’enfuit sur les rochers luisants.
Prête l’oreille ! Au loin c’est le cri d’allégresse
Du monde qui revit avec le jour naissant,
Et, dans un saint transport, entonne avec ivresse
Du matin revenu l’hymne reconnaissant.
C’est le jour ! c’est la vie, et l’espérance rose
Qui sort en souriant des brumes de la nuit,
Et monte vers les cieux ! C’est le penser morose
Qui, dans l’air transparent et frais, s’évanouit.
C’est la vie immortelle et la paix ! C’est la joie
Qui s’éveille, bouillonne et, partout à l’envi,
Jaillit en frémissant ! C’est le ciel qui déploie
Son pavillon d’azur sur l’univers ravi !
Mêle ton chant, poète, au cantique sonore
De la plaine, des monts, des forêts et des mers,
Afin que, dans les chœurs immortels de l’aurore,
L’homme unisse sa voix aux célestes concerts.
Vers l’azur montera ta prière vibrante,
Chaste et suave encens d’un sacrifice saint,
Et, comme on voit du ciel une colombe errante
Descendre, ainsi la paix descendra dans ton sein.
III
Les souffles de la nuit agitent la verdure
Des bois appesantis jusqu’au prochain soleil
Entends-tu palpiter le sein de la nature,
Soulevant tristement le voile du sommeil.
Dans le ciel, tout a coup, sous le fouet des tempêtes
Les nuages chassés par l’aquilon vainqueur
Passent en s’entassant, se heurtent sur nos têtes
Comme un clan débandé qui fuit, la haine au cœur.
Car la nuit c’est la lutte ou la mort ! C’est, sans trêve,
Le flot hurlant des mers par les vents déchiré ;
C’est l’onde qui fait rage, et, sur l’aride grève,
Le matelot sanglant qui meurt désespéré.
C’est le morne sanglot de la vieille nature,
Dans l’ombre gémissant sous le poing des destins,
Et, dans l’âpre soupir de sa longue torture,
Appelant le lever des immortels matins.
Entends dans les cités cette mère blessée
Redemandant un fils au ciel muet et noir,
Et le cri déchirant de la veuve écrasée
Sous le poids d’un amer et mortel désespoir.
Vois-tu le patient, la poitrine angoissée,
Se tordre sur sa couche, avec de sourds sanglots,
Où, près du quai désert, une vierge abusée
L’œil fixe et sombre, fuir la honte, dans les flots ?
Dans la noire buée, implacable harmonie !
Ce sont des cris de haine, ou de rage, ou d’horreur,
De longs rugissements, des râles d’agonie
Qui font passer dans l’âme un frisson de terreur.
Unis ta voix, poète, au sanglot solitaire
Des justes, sous leur croix frêles roseaux pliants,
Et jette, en maudissant les hontes de la terre,
Vers d’insensibles cieux tes soupirs suppliants..
Chante, afin qu’en passant sur les âmes blessées
Ton chant compatissant apaise leur douleur,
Et ranime leur foi, comme l’eau des rosées
Du lys brisé relève et rafraîchit la fleur,
Réchauffe, par ta voix, leur espérance éteinte.
Déchire sous leurs yeux les voiles du futur,
Et montre-leur, là bas, sur la colline sainte,
La cité de la paix se dressant dans l’azur.
Et quand tu t’en iras, dans le sépulcre sombre,
Dormir sous le gazon, où croit la pâle fleur,
Calme, tu rediras : J’ai fait luire, dans l’ombre
De la vie, un rayon sur l’humaine douleur.
Gustave ROUX.
Recueilli dans Les poèmes du devoir,
Poésies publiées par Évariste Carrance,
Agen, 1891.