Prière de Théophile

devant Notre-Dame

 

 

Ma sainte reine belle,

Glorieuse pucelle,

Dame de Grâce pleine,

Qui le bien nous révèle,

En besoin qui t’appelle,

Délivré est de peine ;

Qui son cœur vous amène,

Au perdurable règne

Il aura joie nouvelle ;

Jaillissante fontaine

Et délectable et saine,

À ton Fils me rappelle.

 

En votre doux service

Vous me fûtes propice,

Mais trop tôt fus tenté.

Par celui qui attise

Le mal, et le bien brise,

Suis trop mal enchanté ;

Donc me désenchantez,

Car votre volonté

Est pleine de franchise,

Ou de calamités

Sera mon corps doté

Par devant la Justice.

 

Dame sainte Marie,

Fais que mon cœur varie,

Prêt à ce qu’il te serve ;

Ou ne sera tarie

Ma douleur ni guérie,

Plus rien ne la préserve,

Mais sera m’âme serve ;

Si avant que m’énerve

La mort, ne se marie

À vous m’âme ravie.

Souffrez que je desserve

L’âme ne soit pétrie.

 

Dame de charité,

Qui par humilité

Portas notre salut,

Qui nous as rejetés

De deuil et vileté

Et d’infernal palus ;

Dame, je te salue !

Ton salut m’a valu,

Le sais de vérité,

Garde qu’à Tantalus

En Enfer le goulu

Tombe mon hérité.

 

À l’enfer est offerte,

Dont la porte est ouverte,

M’âme par mon outrage :

Y aura dure perte

Et grand’folie ouverte

Si j’en deviens l’otage.

Dame, te fais hommage

Tourne ton doux visage

Vers moi ; ne déconcerte.

Au nom du Fils, le sage,

Le pauvre dont les gages

Iraient à tel pauverte.

 

Ainsi qu’en la verrière

Entre et revient arrière

Soleil et ne l’entame,

Ainsi fus vierge entière

Quand Dieu qui aux cieux erre,

Fit de toi mère et dame.

Resplendissante gemme,

Tendre et bénigne femme,

Entends donc ma prière,

Que mon vil corps et m’âme

De perdurable flamme

Tu rappelles arrière.

 

Ô Reine débonnaire,

Les yeux du cœur m’éclaires,

L’obscurité effaces ;

Pour qu’à toi puisse plaire

Et ta volonté faire,

Donne-m’en donc la grâce ;

J’ai bien trop eu d’espace

Pour suivre obscure trace ;

Encor m’y pensent traire

Les serfs de pute race ;

Dame, en toi me place,

Pour fuir un tel contraire !

 

En vileté, ordure

Et puis en vie obscure

Trop longtemps je chemine,

Ô Reine nette ct pure,

Prends-moi donc en ta cure

Et en ta médecine.

Par ta vertu divine

Et toujours entérine

Fais dedans mon cœur luire

La clarté pure et fine,

Et les yeux m’enlumine

Qui n’ont su me conduire.

 

Par le pillard sans foi

Qui m’a mis en sa proie

Enlevé je serai.

Trop âprement me ploie

Dame, ton Fils emploie,

Que je sois délivré.

Dame, leur défendez

Qui mes méfaits voyez,

Que ne marche en leur voie.

Vous qui lassus seyez

M’âme leur défendez,

Que nul d’eux ne la voie.

 

 

 

RUTEBEUF, Le miracle de Théophile,

vers 1260-1270.

 

Transposition par Gustave COHEN.

 

Recueilli dans Les plus beaux textes sur la Vierge Marie,

présentés par le Père Pie Régamey,

La Colombe, 1946.