On n’avait pas fini...
On n’avait pas fini de ne plus se comprendre
On avançait toujours à se perdre de vue
On n’avait pas fini de se trouver les plaies
On n’avait pas fini de ne plus se rejoindre
Le désir retombait sur nous comme du feu
Notre ombre invisible est continue
Et ne nous quitte pas pour tomber derrière nous sur le chemin
On la porte pendue aux épaules
Elle est obstinée à notre poursuite
Et dévore à mesure que nous avançons
La lumière de notre présence
Or n’arrive guère à s’en débarrasser
En se retournant tout à coup on la retrouve à la même place
On n’arrive pas à la secouer de soi
Et quand elle est presque sous nous aux alentours de midi
Elle fait encore sous nos pieds
Un trou menaçant dans la lumière.
On n’a pas lieu de se consoler quand la nuit vient
De se tranquilliser d’être soulagé
De regarder avec un sourire autour de soi
Et parce qu’on ne voit plus l’ombre de se croire libéré
C’est seulement qu’on ne la voit plus
Sa présence n’est plus éclairée
Parce qu’elle a donné la main à toutes les ombres
Nous ne sommes plus qu’une petite lumière enfermée
Qu’une petite présence intérieure dans l’absence universelle
Et l’appel de nos yeux ne trouve point d’écho
Dans le silence de l’ombre déserte
On passe en voyage au soleil
On est un passage vêtu de lumière
Avec notre ombre à nos trousses comme un chacal
Qui mange à mesure notre mort
Avec notre ombre à nos trousses comme une absence
Qui boit à mesure notre lumière
Avec notre absence à nos trousses comme une fosse
Un trou dans la lumière sur la route
Qui avale notre passage comme l’oubli.
On s’est tous réunis dans le milieu du temps
On a tout réuni dans le milieu de l’espace
Bien moins loin du paradis que d’habitude
On s’est tous réunis pour une grande fête
Et l’on a demandé à Dieu le Père et Jésus-Christ
Et au Saint-Esprit qui est la Troisième Personne
On leur a demandé d’ouvrir un peu le Paradis
De se pencher et de regarder
Voir s’ils reconnaissaient un peu le monde
Si cela ressemblait un peu à l’idée qu’ils en ont
Si ce n’était pas bien admirable ce qu’ils en ont fait
Ceux qui sont venus avec une âme du bon Dieu
Avec des yeux du Bon Dieu
Pour faire un bouquet pur avec le monde
Ils ont tout resacré les mots qu’on avait foutus
Ils ont tout retrouvé les voix qu’on avait perdues
Ils ont rejoint le vent avec son chant
Ils ont ramassé l’arbre qu’on a vu
Ils sont allés glaner dans les limbes
La paille d’or des moments inaltérables
Qui sont une fois nés ici comme une musique étrangère
Mais qui n’ont pas voulu mourir
Bondir de leur lumière hors du temps
Mais qui n’avaient pas trouvé leur repos
La parfaite offrande de leur corps pour l’éternité
Et qui restent en suspens sous la garde des anges suspendus
Voilà qu’ils sont venus nous ont reconnus
Et leur reconnaissance nous a lavés
Voilà qu’ils ont reconnu tout le monde
Et ils nous ont offert le monde reconnaissable
Alors quand ils ont eu lavé toutes les choses de la terre
Et que leurs yeux ont eu fait la terre un jardin-pré
Un pré de fleurs avec la présence de tout le ciel au-dessous
Quand ils ont eu ramassé tout ce qui était perdu
Toutes les choses délaissées
Quand ils ont eu lavé tout ce qui fut sali
La terre était dans l’ombre et mangeait ses péchés ;
On était à s’aimer comme des bêtes féroces
La chair hurlait partout comme une damnée
Et des coups contre nous et des coups entre nous
Résonnaient dans la surdité du temps qui s’épaissit
Voilà qu’ils sont venus avec leur âme du bon Dieu
Voilà qu’ils sont venus avec le matin de leurs yeux
Leurs yeux pour nous se sont ouverts comme une aurore
Voilà que leur amour a toute lavé notre chair
Ils ont fait de toute la terre un jardin pré
Un pré de fleurs pour la visite de la lumière
De fleurs pour la présence de tout le ciel dessus
Ils ont bu toute la terre comme une onde
Ils ont mangé toute la terre avec leurs yeux
Ils ont retrouvé toutes les voix que les gens ont perdues
Ils ont recueilli tous les mots qu’on avait foutus
Le temps marche à nos talons
Dans l’ombre qu’on fait sur le chemin
Tous ceux-là, le temps et l’ombre sont venus
Ils ont égrené notre vie à nos talons
Et voilà que les hommes s’en vont en s’effritant
Les pas de leur passage sont perdus sans retour
Les plus belles présences ont été mangées
Les plus purs éclats furent effacés
Et l’on croit entendre les pas du soir derrière soi
Qui s’avance pour nous ravir toutes nos compagnies
S’en vient tout éteindre le monde à nos yeux
Qui vient effacer en cercle tout le monde
Vient dépeupler la terre à nos regards
Nous refouler au haut d’un rocher comme le déluge
Et nous prendre au piège d’une solitude définitive
Nous déposséder de tout l’univers
Mais voilà que sont venus ceux qu’on attendait
Voilà qu’ils sont venus avec leur âme du bon Dieu
Leurs yeux du bon Dieu
Qu’ils sont venus avec les filets de leurs mains
Le piège merveilleux de leurs yeux pour filets
Ils sont venus par-derrière le temps et l’ombre
Aux trousses de l’ombre et du temps
Ils ont tout ramassé ce qu’on avait laissé tomber.
Hector de SAINT-DENYS GARNEAU, Œuvres,
édition critique établie par Jacques Brault et Benoît Lacroix,
Presses de l’Université de Montréal, 1971.