Mauvais temps
Quel tourment et quelle affliction ! Sans trêve ni repos, depuis trois jours tombe la pluie ! La flamme de terribles éclairs luit, rouge, et se tord en zigzags là-haut ! Il semble que, dans le ciel, pour une guerre maudite, tout se soit uni contre la terre, qu’un déluge veuille détruire une seconde fois le monde ! Des nuages se traînent de tous côtés dans les airs ; on les voit, tout noirs, monter, monter au loin ; avec un grand bruit de tonnerre ils se jettent les uns sur les autres et se heurtent, tandis qu’au fond la mer furieuse gronde !
La pluie tombe toujours en hâte mêlée de grêle et de neige ; à travers la plaine et la vallée, tout est raviné, et, dans les champs, l’homme, épouvanté, voit la récolte détruite ! La rivière a beaucoup grossi : un ruisselet à peine y coulait hier encore, et maintenant il y a tellement d’eau qu’elle occupe toute la largeur de son lit ! De l’un et de l’autre côté elle menace la route ! Les lessiveuses, en déroute, abandonnant le travail, se sont enfuies par le faubourg, et les gitanos installés sur le sable, se voyant chassés par la crue qui arrive tout en grondant, ont plié bagage dans leur effroi, et se sont empressés de courir vers un autre pays !
La Basse, elle aussi, forme un effrayant cours d’eau ! Enflée jusqu’au bord des quais, elle passe rapide, folle, toute jaune de terre, avec un bruit horrible ! Elle bat contre les murs, et rebondit écumante, et devenant de plus en plus jaune, fait monter de plus en plus son niveau inquiétant. Elle se venge bien d’avoir tant passé sous les ponts, et comme pour prendre sa revanche, elle veut maintenant leur passer dessus !
Son courant rapide et sans frein entraîne tout ce qu’il rencontre : démon déchaîné, il détruit tout, il noie tout ! On voit passer de toutes parts des bancs, des outils, des ais, des tonneaux et de grosses branches, des cochons, des poules, des moutons, des débris de planches, roulés par l’eau au hasard, et même un chariot, recouvert d’une toile, toute blanche comme une voile, telle une embarcation fuyant vers la mer.
La population voisine des quais, menacée, regarde tout cela avec terreur ; et plus d’un se croit déjà revenu à l’inondation de la Saint-Barthélemy. – Cruel souvenir ! triste journée de mil huit cent quarante-deux ! Après un orage affreux, les bas quartiers, serrés de près par la Basse, qui soudain s’était enflée terriblement, se trouvèrent à moitié noyés.
Mais non, voyez, voyez : les nuages s’amollissent, la pluie tombe plus doucement ; le niveau de l’eau baisse, un petit coin du ciel s’éclaircit et devient bleu : l’arc-en-ciel fait son apparition ; la tramontane se lève et court sur la plaine, soufflant et sifflant tout ensemble, et dispersant les nuages comme un coup de balai géant ! Allons ! pour cette fois, nous voilà sauvés ; la pluie a maintenant cessé tout à fait, et l’admirable soleil de notre Roussillon resplendit, faisant luire la neige du Canigou.
Mais l’eau a causé de grands ravages ! On ne pourra pas travailler la terre de longtemps, et, dans la ville et le village, le travail lui manquant, le pauvre souffrira ! Nous verrons croître démesurément la misère qu’il y avait déjà ; riches, donnez pour la soulager ! Ayez bon cœur, faites de bonnes œuvres, et le Bon Dieu, qui paie pour les pauvres, vous le rendra un jour !
Albert SAISSET.
Traduit du catalan par Jean Amade.
Recueilli dans Anthologie catalane (1re série : Les poètes roussillonnais),
avec Introduction, Bibliographie, Traduction française et Notes
par Jean Amade, agrégé de l’Université, professeur au Lycée
de Montpellier, 1908.