Souvenir d’enfance

 

 

Vers ces monts escarpés il est une vallée,

Fraîche oasis en fleurs, des hommes isolée

        Au milieu des halliers,

Dont le ruisseau limpide, abrité par l’ombrage

N’a jamais réfléchi que le cygne sauvage

        Et les hauts peupliers.

 

Dans ce calme désert s’élève une chaumine

Qu’entoure un vert enclos, qu’un cerisier domine

        Couvert de fruits rougis.

Son toit est tapissé d’iris et de pervenche,

Trésor que le Seigneur dans le printemps épanche

        Sur les pauvres logis.

 

Un vieux banc vermoulu, tout verdi par la mousse,

Branle contre le mur, où la vigne qui pousse

        S’arrondit en festons ;

Sous ce frais parasol d’ombrage et de verdure,

Beau dais que tour à tour décore la nature

        De fruits et de boutons,

 

S’ouvre le pauvre seuil de l’agreste cabane...

Il me semble encor voir la table et le platane,

        Et surtout le chien noir,

Fidèle gardien à la voix courroucée,

Et ses joyeux ébats, et sa course empressée

        Pour plus vite me voir.

 

C’est là que je venais, enfant, avec mon père,

Mon père, vieux guerrier privé de la lumière.

        Oh, ses regards éteints,

Je les voyais briller des splendeurs de son âme,

Lui, ce cœur de lion, plus tendre qu’une femme

        Pour nos jeux enfantins.

 

Lui, l’austère vieillard, ce débris héroïque

De cette grande armée au renom homérique !...

        Lui, si simple et si grand !...

En nous donnant la main, de colline en colline,

Nous arrivions tous deux, le soir, à la chaumine

        Essoufflés et riants ! –

 

De son bâton noueux heurtant la porte ouverte,

Il entrait tout joyeux, et, d’un pas plus alerte,

        Le vieux maître accourait.

Devant le noble aveugle, il baissait sa béquille,

En découvrant son front, et moi, petite fille.

        Je voyais qu’il pleurait.

 

C’était un vieux soldat, un loyal militaire,

Qui s’inclinait toujours, lorsque mon pauvre père

        Lui présentait la main.

Puis tous deux ils venaient, l’un fier, mélancolique,

L’autre doux et joyeux, sur le vieux banc rustique

        S’asseoir près du chemin.

 

Et, tandis qu’ils causaient, que, vingt fois, de leur gloire

Ils répétaient, émus, la fabuleuse histoire

        En retenant leurs pleurs,

Moi, je jouais rieuse avec le chien superbe,

Nous disputant mon pain, et bondissant sur l’herbe

        Sous ses lilas en fleurs.

 

Puis le chien s’asseyait sur ses deux pattes blanches ;

Et je courais alors ramasser des pervenches,

        La fleur du souvenir.

J’en faisais des bouquets, qu’heureuse et toute fière

Je portais en trophée aux genoux de mon père,

        Qui m’entendait venir.

 

Il me tendait la main, et sur son doux visage

Je voyais resplendir la gaîté de mon âge,

        Et mon bonheur profond.

Puis sur son sein ému pressant une pervenche,

Il inclinait vers moi sa belle tête blanche

        Et me baisait au front.

 

 

 

Mlle de SASSERNO.

 

Recueilli dans Femmes-poètes de la France,

anthologie par H. Blanvalet, 1856.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net