La puissance du chant
par
Johann Christoph Friedrich von SCHILLER
Un torrent s’élance à travers les fentes des rochers et vient avec le fracas du tonnerre. Des montagnes en débris suivent son cours, et la violence de ses eaux déracine des chênes : le voyageur, étonné, entend ce bruit avec un frémissement qui n’est pas sans plaisir ; il écoute les flots mugir en tombant du rocher, mais il ignore d’où ils viennent. Ainsi l’harmonie se précipite à grands flots, sans qu’on puisse reconnaître les sources d’où elle découle.
Le poète est l’allié des êtres terribles qui tiennent en main les fils de notre vie ; qui donc pourrait rompre ses nœuds magiques et résister à ses accents ? Il possède le sceptre de Mercure, et s’en sert pour guider les âmes : tantôt il les conduit dans le royaume des morts, tantôt il les élève, étonnées, vers le ciel, et les suspend, entre la joie et la tristesse, sur l’échelle fragile des sensations.
Lorsqu’au milieu d’un cercle où règne la gaieté, s’avance tout à coup, et tel qu’un fantôme, l’impitoyable Destin, alors tous les grands de la terre s’inclinent devant cet inconnu qui vient d’un autre monde ; le vain tumulte de la fête s’abat, les masques tombent, et les œuvres du mensonge s’évanouissent devant le triomphe de la vérité.
De même, quand le poète prélude, chacun jette soudain le fardeau qu’il s’est imposé, l’homme s’élève au rang des esprits et se sent transporté jusqu’aux voûtes du ciel ; alors, il appartient tout à Dieu ; rien de terrestre n’ose l’approcher, et toute autre puissance est contrainte à se taire. Le malheur n’a plus d’empire sur lui ; tant que dure la magique harmonie, son front cesse de porter les rides que la douleur y a creusées.
Et, comme, après de longs désirs inaccomplis, après une séparation longtemps mouillée de larmes, un fils se jette enfin dans le sein de sa mère, en le baignant des pleurs du repentir, ainsi l’harmonie ramène toujours au toit de ses premiers jours, au bonheur pur de l’innocence, le fugitif qu’avaient égaré des illusions étrangères ; elle le rend à la nature, qui lui tend les bras, pour réchauffer son génie glacé par la contrainte des règles.
Traduit de l’allemand par Gérard de Nerval.