Méditation devant le Portail-Royal

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René SCHWOB

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après deux ans d’absence, une maladie fructueuse, ma solitude presque ininterrompue – retour à Chartres.

Que fais-je ici ?

Pourquoi suis-je revenu ?

Je songe au temps que j’ai passé à interroger ces sculptures : je ne parviens pas à me comprendre.

Et je me demande quel rapport il peut y avoir entre ce curieux passionné qu’à peine j’ai cessé d’être, ce minutieux analyste des ouvrages humains – et le cœur détaché qui est à présent mon cœur.

Décrivais-je la même courbe quand, après m’être si longuement arrêté aux peintures du Prado, j’y revenais une dernière fois pour m’avouer qu’en vérité elles ne me touchaient pas ?

Mais du moins aspirais-je à retrouver ces larmes qui, peu de mois auparavant, avaient pénétré jusqu’au fond de mon cœur.

Aujourd’hui je ne demande plus de pleurs. Et si je me sens tout vidé d’intérêt, sans plus aucune passion pour les choses du monde – je me sens privé aussi de l’intérêt que je portais alors à ma propre émotion. La seule raison qui m’attache à présent à mes larmes c’est que, par elles, je m’éclaire mieux sur mon néant.

Ai-je donc fini de croire que mon émotion témoignât de mes mérites ?

Cela, du moins, j’ai fini de le croire.

Et vous avez, pour me débarrasser de mes illusions, employé, Seigneur, le plus pitoyable moyen.

Vous n’avez pas cessé de m’humilier, mon Dieu ; me délivrant, quand je craignais de succomber ; m’abandonnant, quand je m’imaginais délivré – laissant en moi d’invisibles puissances jouer un jeu de bascule où je m’habituai à ne voir que ma propre faiblesse et le peu d’action qu’il m’était décidément donné d’exercer sur moi-même.

De cette absence de volonté, de ma disponibilité au bien et au mal, quel moyen encore de douter ?

Oui, de cela, du moins, je ne puis plus douter.

Et ce ne sont plus les larmes que je désire, Seigneur ; mais d’être assez fort pour ne plus cesser de prier – assez faible pour n’avoir d’autre envie que de vous implorer, vous demander pardon et vivre en vous avec mes défaillances.

 

Mon Dieu, je ne trouve plus aucun intérêt à la beauté. Et, lorsque je me promenais dans le cloître de Saint-Trophime, essayent de me convaincre qu’une certaine humilité, à travers ces ruines, me touchait encore, que toute beauté ne m’était donc pas indifférente, quand je m’efforçais de me donner le change sur mon irrémédiable désaffection à l’égard du monde et de moi-même, je n’avais pas subi ces humiliations que vous me réserviez ; au fond desquelles je vous rends grâces d’avoir bien voulu me plonger de nouveau.

 

Me voici de retour à Chartres.

La soudaine apparition de votre cathédrale me saisit avec une plus écrasante majesté que la première fois, alors que j’étais comme perdu dans les détails, croyant à mon travail – le prenant au sérieux !

Je sais, maintenant, qu’il n’y a plus moyen de me prendre au sérieux ; que, livré à moi, je ne suis vraiment rien. Si bien que mon propre travail même ne parvient plus à me cacher cette misère que je tentais de m’y dissimuler.

C’est à cette misère, Seigneur, que vous m’avez rendu par-dessus tout attentif.

Elle ne cesse de m’occuper : cette fragilité contre laquelle je sais qu’il m’est si difficile de lutter.

Et je l’aime, Seigneur. J’aime ma lâcheté. Je m’y sens présent tout entier.

Je sais que c’est d’elle seule que moi seul suis capable.

Une vigilance singulière a répondu à la découverte que je faisais, l’hiver dernier, de votre commandement de veiller. Et voici que je cueille les fruits de cette lumière que vous mîtes en moi : je veille et je prie. Mais, surtout, j’ai un tel besoin de m’identifier à ma prière et à ma vigilance, que les plus belles œuvres, celles même où le plus humain de l’homme s’inscrit immédiatement, ne me sont plus de rien.

Non, mon Dieu, les plus touchants témoignages de ceux qui vous aimèrent ne parviennent plus à m’arracher à cette passive contemplation de notre misère où, à chaque instant, une nouvelle chute me rétablit involontairement.

C’est là mon plus intime changement : que je ne désire que de penser à vous et que je sache que, sans cesse, mon propre poids me fait vous échapper.

Que m’importent les statues du Portail-Royal ?

Je voudrais passer ma vie à genoux devant vous, pour mieux affirmer ma propre négation ; car je cherche en vain en une autre attitude un témoignage équivalent de mon amour.

 

Quoi, mon Dieu, j’ai donc été capable de m’installer devant ces grands corps uniformes pour leur arracher leurs secrets – comme si le secret de la beauté différait de l’amour, fût rien d’autre qu’une allusion à l’amour.

Aujourd’hui, si j’y retourne, ce ne sera sous la poussée d’aucun besoin, mais pour m’acquitter d’une espèce d’obligation consciencieuse.

À peine déjà les ai-je regardées.

Je regarde plutôt ce puissant jaillissement des deux tours, cette massive splendeur avec laquelle se dresse le solide édifice. Et ce n’est point leur beauté qui me touche, mais ce signe de pierre que l’amour a bâti pour affirmer sur notre inconsistance la durée qui vous glorifie.

Je m’y attarde ? Ce n’est qu’en passant que j’y songe.

Tandis qu’il y a deux ans je m’efforçais de me mettre à genoux, m’imposant de demander auprès de vous des intercessions auxquelles je ne croyais pas, à présent je voudrais passer mon temps au pied de vos autels et devant ces images de saints que je jugeais alors des idoles païennes.

Je ne vous demande pas de me pardonner : je blasphémais avec tant d’innocence ! Et puis, si rien ne se fait que vous ne permettiez, est-ce que l’âme de bonne volonté ne sera pas sauvée, malgré ce qu’elle croit qu’elle pense ?

Tout de même, Seigneur, laissez-moi m’étonner, à l’occasion de ce retour, du chemin insensible où vous m’avez mené.

Je me rappelle mes stations devant la Vierge noire. Je ne lui parlais pas : je m’efforçais de me parler : je manquais d’humilité, Seigneur, et, tout en la niant, croyais à l’efficace lucidité de mes raisons.

Me défiant de moi, je m’en remettais à moi.

J’essayais de me prendre à mes mots.

À présent, je n’attends plus rien de moi, qu’une inépuisable incapacité à résister au moindre objet de mes désirs – à la moindre occasion, hélas ! de mes plaisirs les plus haïs et les plus redoutés.

Je n’attends plus rien que de vous seul, mon Dieu, par l’intercession de vos anges et de vos saints.

 

Pourquoi donc méprisé-je la beauté qui vous loue ?

Mais je crois qu’au fond je ne la méprise pas. Ce que je ne parviens vraiment pas à comprendre, c’est que d’autres s’y complaisent. C’est que la beauté humaine, et je pense aux plus hautes, puisse nous arrêter autrement que pour provoquer, à son tour, notre louange.

Ce que je ne comprends pas, ce n’est pas la beauté, c’est l’idolâtrie qui me poussait à cette vaniteuse interrogation dont mon livre témoigne. Et que j’aie pu me laisser à ce point séduire, d’employer, à une analyse des moyens humains, les jours que vous nous accordez pour nous anéantir.

Dans cette attention que je prêtais aux choses, j’essayais de me justifier la légitimité de mes plaisirs : je me poursuivais encore. Non pour m’incliner vers vous, ni pour m’enfoncer dans le chemin qui mène à votre amour : pour fortifier mes émotions, m’encourager à m’y tenir, me dissuader de tout abandonner.

Ainsi, mes prières, quoique je m’y efforçasse, me semblaient sans objet, alors que j’essayais de me prouver que mes goûts avaient une nécessaire correspondance au leur. Jusqu’à mes larmes, Seigneur, rien ne me servait qu’à me refléter. Et mon amour ne se nourrissait que de l’ambition d’être parfait. Je n’ai plus cette ambition, Seigneur. Mais surtout je ne crois plus à aucune perfection de ma part. Tous mes goûts me semblent illusoires ; et si je me supporte tel que je suis, c’est que je sais enfin ne pouvoir mieux vous louer que par ma faiblesse et son aveu.

Ainsi ont fini par habiter en moi des contraires que j’avais crus inconciliables : la complaisance à la tentation et la foi, le péché même et l’amour.

Après m’être efforcé à me retrouver à travers tout, tout m’invite à me perdre.

C’est là le point de ma différence. Ce qui me rend étranger à ce qui, si longtemps, me toucha : que j’aspire à mon effacement et non plus à construire devant moi aucune image de moi-même.

Mais voici que ce renversement a lieu au moment précis où la santé m’est rendue – comme si la faiblesse de mon corps n’eût été qu’une compensation à la présomptueuse insuffisance de mon esprit.

Je n’aspire, Seigneur, qu’à faire devant vous ma démission plus complète.

 

Ainsi, loin d’être l’effet de notre faiblesse à vivre, l’exigence de ma foi s’accroît avec ma force. C’est le trop connu spectacle de moi-même qui m’oblige à me désavouer : le sens d’une lâcheté où l’esprit se résorbe.

Il est vrai ! cette lâcheté ne m’irrite même plus : je la supporte auprès de moi. J’aime de me savoir sans cesse prêt à y succomber.

Plus rien ne me vaut la conscience du peu que je donne et du peu que je vaux.

Car votre promptitude à m’accueillir ainsi, et comme malgré moi, grandit dans mon cœur le sentiment de votre miséricorde.

Ce n’est plus moi que je cherche. C’est à vous connaître, miséricorde de mon Dieu.

Jusque dans l’humiliation, la ferveur et la joie – de vous savoir, Seigneur, incorruptible et doux.

 

 

 

René SCHWOB.

 

Paru dans La Vie spirituelle

en février 1931.

 

 

 

 

 

 

 

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