Noël

 

IMPRESSIONS

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Hector de SAINT-DENYS-GARNEAU

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Noëls de l’enfance sont très beaux.

Nous demeurions à la campagne, dans le manoir ancestral, rose sur la colline, et protégé des larges bras noirs d’un bouquet de hauts pins.

La neige était depuis longtemps épaisse sur les champs.

Notre hâte grandissait à mesure que Noël approchait : quinze jours encore, puis quatorze...

Nous devenions presque sages, un peu pour plaire à Jésus et beaucoup par crainte que le bonhomme Noël n’apprît nos escapades et ne laissât vides nos grands bas.

Chaque soir, quand avides de contes, nous ne voulions pas monter nous coucher, c’était notre désespoir si notre mère élevait la voix ; car pour nous, dans la nuit neigeuse, d’innombrables nains erraient alentour des maisons, regardaient aux fenêtres, prêtaient l’oreille, pour faire ensuite leur rapport au Père Noël. Le bruit du vent, les craquements du toit dans le froid, l’ombre mouvante des branches sur la neige lunaire étaient bien faits pour nous donner foi en ces êtres fantastiques.

C’était la partie aventureuse, si je puis dire de notre vie, cette hâte, cette attente peuplée d’imaginations auxquelles l’enfance, ignorante encore des limites, sait si bien prêter vie. Cela accélérait d’une façon vertigineuse notre existence si calme d’ordinaire, si pareille parmi l’immobilité des choses de l’hiver.

Il y avait aussi notre préparation à la venue de Jésus. Cela prenait un caractère de gravité recueillie. Notre mère y mettait un grand soin et une grande tendresse. Nous écoutions avec ferveur, et nos yeux grands ouverts d’enfants innocents, l’histoire des bergers et l’histoire des mages, et c’étaient de charmantes enluminures d’anges qui chantaient autour de Jésus dans sa crèche.

Nous comprenions les choses inexplicables, et nous y rêvions ardemment parce que rien n’attirait notre attention à l’extérieur et que nous n’avions pas d’amis à qui parler.

 Dans la cité matérielle, nous avons connu des Noëls qui n’en étaient plus, des Noëls déchirés, des Noëls salis. Dans la trépidation des rues, sous les détonations exaspérantes du néon sur la neige souillée, cette hébétude secouée de rires énervés, cette saleté des mains charnelles et des yeux, cette ronde infernale vraiment qui donne le vertige à voir, qu’est-ce que c’est ? C’est la nuit de Noël : quelle misère ! Réjouissez-vous ! Car le monde est sauvé ! Le diable est habile spéculateur : il fait tourner les choses à son profit. Il se sert de la réjouissance pour éteindre la joie ; et par l’agitation de la danse il a remplacé sur le piédestal l’Agneau par le veau d’or. L’aspect effarant de sabbat qu’a pris cette nuit de Rédemption, c’est bien son œuvre.

Satan mène la sarabande, et parmi ce tintamarre, qui peut entendre la « bonne nouvelle » ?

Cherchons le silence où nous pourrons goûter la bonne nouvelle. Recueillement, je sais l’endroit où te retrouver. Paysage familier, où plus rien ne me dérange, mais dont chaque aspect porte l’empreinte de la rêverie accumulée de toutes ces années, comme un discret appel, une pente conforme à la méditation.

Les cloches sonnent trois appels à la messe de minuit, des appels qui percent le silence cristallisé des nuits d’hiver, et restent clairs parce qu’il n’est rien pour les absorber entre le dôme net du ciel et la carapace de neige qui recouvre la terre ; ils pénètrent dans le lointain, aigus, avec leur résonance un peu fausse.

Dans les maisons des « rangs », les femmes s’arrêtent au milieu des préparatifs, prêtent l’oreille : « C’est le premier coup. » On se hâte.

Les carrioles secouent bientôt leurs grelots grêles au long des routes. Enfilades joyeuses qui se confondent aux carrefours dans un éclaboussement de rires et de saluts. L’église familière accueille, naïvement parée en fête, les groupes heureux d’arriver, engourdis un peu de bien-être par cette bonne chaleur et les yeux éblouis par tant de lumière soudaine.

Nous qui demeurons près de l’église, nous quittons la maison peu avant le troisième coup de la messe. Le chemin descend sous l’arche des sapins alourdis de neige. La lune découpe sur le sol des morceaux d’argent clair dans l’ombre bleue, jusque dans les sous-bois où les arbres se confondent pour ne laisser que cette confusion de lumières et d’ombres spirituelles qui vibrent comme une musique. On n’entre pas sans recueillement dans cette cathédrale d’arbres ; et cela nous prépare à l’exaltation lumineuse qui nous attend au sortir du bois ; vêtus de lumière, ces grands espaces presque immatériels qui ondulent avec la simplicité sereine et l’infinie continuité d’une mélodie grégorienne.

La nature mystique nous donne l’avant-goût du mystère. En dehors de l’agitation, elle fait signe d’une certitude inébranlable où nous pressentons l’éternité. L’âme ouverte par le spectacle de cette immensité, nous nous acheminons vers les profondeurs immuables de notre être pour nous y reposer. Nous sommes dans le sanctuaire. Grande paix envahie, comme un ciel à l’aurore, par la joie intérieure.

La messe enveloppe la foule pieuse.

Devant le Mystère, on se retrouve l’enfant d’hier. Dans la même ferveur, une admiration semblable nous saisit. Mais, connaissant davantage, nous voyons mieux combien nous ne comprenons pas, et nous disons : « Jésus, je vois ta crèche, et je vois ta croix, mais je ne comprends ni ta douleur, ni ma misère. »

Comme c’est bien peu le jour de penser à ce qui nous sépare, ce jour choisi pour réunir la terre au ciel, nous nous abandonnons à la lumière de Dieu en nous, guidés par la parole de saint Augustin : « Qui connaît la vérité voit cette lumière et qui voit cette lumière connaît l’éternité. L’Amour est l’œil qui la voit. »

Au retour joyeux et léger, nous regardons sur la colline luire la fenêtre de calme lumière. Fouettés par le froid, nous hâtons le pas vers le gai réveillon.

Et nous comprenons soudain pourquoi vraiment nous sommes si rajeunis, tant allégés. C’est que nous ne sommes plus ceux d’hier mais, à cause de cette nuit, des renouvelés, des lavés, des rachetés, des rendus dignes d’amour, et pourquoi la résurrection est maintenant préparée.

 

 

Hector de SAINT-DENYS-GARNEAU,

Critiques artistiques et littéraires.

 

 

 

 

 

 

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