À ma mère

 

                                                 Mme Anaïs Ségalas.

 

 

Ma mère avait encor presque de la jeunesse,

Son inspiration avait toujours vingt ans,

Sa taille ni sa voix n’avaient pas la vieillesse,

Et pour elle semblait s’être arrêté le temps.

 

Et je m’imaginais, dans ma sainte folie,

Que cet être adoré me resterait toujours !

Que Dieu, qui tient le fil qui sur terre nous lie,

Ne le couperait pas, qu’il oublierait ses jours.

 

La mort me l’enleva : c’est la grande voleuse

Qui prend tous nos trésors jusque dans notre cœur

Et les donne à la terre, une âpre receleuse

Qui les garde enfouis, avec notre bonheur.

 

Que ce salon joyeux nous semble triste et vide !

Il ne résonne plus de l’écho des chanteurs.

Amis, cherchez en vain celle qui vous préside.

Un jour, on l’emporta couverte de vos fleurs.

 

Ils ne serviront plus, ce vaillant écritoire,

Cette plume de fer que l’on voit se rouiller

Dès que les doigts, tenant son blanc manche d’ivoire,

Par la mort seulement cessent de travailler.

 

Quand mon père était là, nous étions quatre à table,

Car le bonheur avait près de nous son couvert.

S’approchant de chacun, cet être insaisissable

Savait pourtant porter nos santés au dessert.

 

Mais un jour, il partit le troisième convive,

Et, prenant nos deux mains, l’invisible bonheur

Les mit l’une dans l’autre et dit : « La plaie est vive ;

« Pour ne pas m’exiler, ne faites plus qu’un cœur. »

 

Mais aujourd’hui la table est triste et solitaire

Car il m’a bien quittée à présent, le bonheur,

Emportant avec lui le couvert de ma mère.

Il ne reste sur trois maintenant qu’un seul cœur.

 

Mais elle est encor là pourtant, je le proclame.

Son portrait m’a rendu, – miracle ! – ses grands yeux

Et comme dans ses vers je sens encor son âme

Me dire : « Je t’attends à la porte des cieux. »

 

 

 

Bertile SÉGALAS.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1895.

 

 

 

 

 

 

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