La rivière Toïma 1

 

 

Perdu par les forêts amples et solitaires,

En une clairière animée, lumineuse,

Que charrue et cognée ont jadis défrichée,

Je contemple pensif la rivière aux eaux sourdes.

 

Dispersés alentour aux penchants des montagnes,

Les nuages au ciel, comme au front les pensées,

La ténèbre émouvant des fantômes brumeux,

Et la lune mêlée au clair-obscur du soir,

 

La paisible étendue au sommeil se dispose,

Çà et là d’une izba la fenêtre étincelle,

Et l’église vétuste, aux formes de géant,

Parmi l’épais brouillard émerge comme un heaume,

 

L’écho d’un dernier cor retentit, expirant,

Si clair parmi la nuit !... Là-bas, des gens qui causent,

Plus loin, plus amortis, des abois furieux,

Partout, molle rumeur, des troupeaux qui reposent.

 

Et la Toïma lente aux courants assourdis,

Brillant de tous les feux de ses flots argentés,

Lie d’une même chaîne enchantée et légère

Le silence du soir et mes rêves vivaces.

 

Ô contrée sans histoire ! Ô contrée apaisante

Qu’anime encore un souffle intime et vénérable,

Et la simplicité des mœurs patriarcales

Où l’enfant est soumis et modeste la femme...

 

Exposée aux accès des brutales tempêtes,

Dans le silence froid de ses marais glacés,

Étrangère aux sursauts des libertés brimées,

Elle ignore l’esclave et vécut sans despote...

 

Sous le faix éternel des labeurs et des peines,

Elle a passé, jour après jour, au fil des siècles,

Loin des efforts et des desseins de l’ennemi,

Tout comme toi, lointaine et paisible rivière !...

 

Mais une vie nouvelle au progrès obstiné,

Refoulant les forêts et dénudant la plaine,

Créera, comme partout, la science du folklore,

À foison offrira ses mille nouveautés.

 

Mais sera-t-il toujours possible au voyageur,

Penché sur la rivière inconnue et paisible,

De se détendre avec la même volupté,

Et de vivifier son âme exténuée ?

 

Et seront-ils alors plus heureux, tous ces hommes

Qui reposent en paix, si dur que soit leur sort ?

Nuit, garde leur sommeil ! Dormez, enfants de Dieu,

En coulant berce-les, rivière bienheureuse !

 

 

 

Konstantin Konstantinovitch

SLOUTCHEVSKI, 1885.

 

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie russe,

choix, traduction et commentaires de Jacques David,

Stock, 1947.

 

 

 

1. Affluent de la Dvina du Nord, en aval de la Vytchegda.

 

 

 

 

 

 

 

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