Les trois rencontres

 

 

                              I

 

Si je surmonte à l’avance la mort,

M’étant affranchi du temps par l’amour,

C’est sans te nommer, Éternelle Amie,

Mais tu sens vers toi palpiter mon hymne !

N’ayant jamais cru au monde illusoire,

Sous la substance à la rugueuse écorce,

J’ai pu palper l’incorruptible pourpre

Et voir l’éclat de la Divinité.

 

Et la première fois – oh ! qu’il y a longtemps !

Trente-six ans, depuis ces faits, se sont passés,

Depuis que l’âme puérile, à l’improviste,

Connut le mal d’aimer, l’émoi des rêves troubles...

J’avais neuf ans, elle en pouvait compter autant :

Comme dit Fet : « Par un jour de mai, à Moscou... »

Je lui fis mon aveu... Pas de réponse ! Ô Dieu !

Ainsi, j’ai un rival... Ah ! mais il répondra !

Un duel ! un duel !... Vint la Messe de l’Ascension...

Un torrent de passion, de douleur me dévore...

« Comme il avait quitté... tous les soins... de ce monde... »

Le Chant ralentissait, mourant... Il s’éteignit...

L’autel ouvert ? Où donc est le prêtre ou le diacre ?

Où se cache le flot des fidèles priant ?

Ce torrent des passions... il est soudain tari !

L’azur autour de moi, et l’azur en mon âme...

Et toute pénétrée d’azur et d’or ensemble,

Dans Tes doigts une fleur, éclose en d’autres lieux,

Devant moi Souriante, au coeur d’une auréole,

Tu me fis signe et disparus dans Ta fumée...

Mon amour enfantin me devint étranger.

Mon âme n’eut plus d’yeux pour les soins de la Terre.

 

 

                              II

 

Ces six mois de bonheur, comment les oublierais-je ?

Loin de toute éphémère beauté, des usages

Du monde, et des passions, et de la Nature,

Tu régnais sans partage en mon cœur tout entier.

Les hommes pouvaient bien, en foule, s’affairer

Au ronflement des machines soufflant le feu,

Ils avaient beau dresser leurs colosses sans vie,

Ô silence sacré, tu me gardais en toi.

Et qu’on le croie ou non, – Dieu m’en sera témoin –

Des forces à moi-même inconnues choisissaient

Tout ce que je pouvais trouver, sur Elle, à lire.

 

 

                              III

 

Longtemps, je demeurai dans un sommeil pesant,

Puis une voix me dit : « Regarde, ô pauvre ami ! »

Alors je m’éveillai lentement de mon rêve :

Terre et ciel alentour, tout embaumait les roses.

Dans la pourpre du ciel, Tes yeux resplendissaient,

Et reflétaient l’azur et les flammes célestes ;

Ils contemplaient le monde, et portaient la splendeur

Du premier jour universel et créateur.

Le présent, le passé, l’avenir et les siècles

Tenaient en cet unique, immobile regard.

À mes pieds bleuissaient et les mers et les fleuves,

Et la forêt lointaine, et la neige des cimes :

Je voyais tout cela, et tout n’avait qu’un sens :

Tout l’Univers n’était que Beauté de la Femme ;

L’Immensurable même entrait dans sa mesure...

Devant moi comme en moi... Tu triomphais, Toi seule.

 

 

 

Vladimir Serguéiévitch SOLOVIEV.

 

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie russe,

choix, traduction et commentaires de Jacques David,

Stock, 1947.

 

 

 

 

 

 

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