Les souvenirs de l’ancienne France

 

FRAGMENT CHANTÉ DANS UN TOURNOI

DEVANT LA COUR DE CHARLES VII.

 

 

La Nuit fuyait ; l’Aurore, ange de l’Orient,

D’une main diligente écarte, en souriant,

Les ombres, voile obscur de la terre endormie ;

Comme on voit une mère, aux yeux de son amie,

Soulever, amoureuse et d’un air triomphant,

Les voiles du berceau qui cachent son enfant.

Un beau jour commençait, promis à notre attente.

 

     Sur les bords de la Loire, une royale tente

S’élève, et le beffroi de la prochaine tour

Appelle, aux jeux guerriers, les seigneurs d’alentour ;

Dans les airs on déploie, aux rameaux on attache

La rouge banderole et les drapeaux sans tache ;

La devise, où s’enlace un feuillage odorant,

Prête au secret des cœurs son voile transparent.

Les écharpes, les croix, l’héraldique peinture,

Parent des arcs légers la verte architecture ;

Le beau page en sa fleur de rubans s’est orné ;

Sous l’écarlate en feu, sous l’émail blasonné,

Le héraut d’armes brille, et porte, en caducée,

La tige d’un beau lis, dans ses mains balancée,

D’un lis blanc, roi des fleurs, symbole gracieux

Qui désarme, dit-on, la colère des cieux ;

De ses royales mains, le jeune fils de France

Attacha, sur son sein, l’ordre de l’espérance ;

Et, soldat troubadour, l’ami du grand Dunois

Vint, par ce chant français, préluder au tournois :

 

    « Guerriers, s’écria-t-il, des palmes ! des trophées !

Enlacez à mon luth la verveine des fées ;

Apportez-moi la coupe aux changeantes couleurs !

Où Morgane, en riant, verse l’esprit des fleurs ;

Que l’hymne de Roland devant mes pas résonne.

Et toi, France, intrépide et charmante amazone,

Toi que j’ose chanter, France de nos dieux,

Merveilleuse et brillante, apparais à mes yeux :

De tes premiers enfants raconte-nous l’histoire ;

Dis-nous qu’à ses guerriers promettant la victoire,

Le fameux Mithridate en donnait pour garants

Quelques-uns de tes fils dispersés dans ses rangs.

Dis-nous qu’eux plus beaux noms leur souvenir s’allie.

On les vit triompher aux champs de Thessalie,

Aux bords du Sperchius, aux collines d’Œta,

Ces Gaulois qu’en ses vers Callimaque chanta.

Byzance dans ses murs jadis les vit descendre ;

Leurs exploits sont partout, et l’on dit qu’Alexandre

Interrogeant un jour ce peuple audacieux,

Apprit qu’il ne craignait que la chute des cieux.

En vain Rome, s’armant d’augures et d’oracles,

Voulut de nos aïeux arrêter les miracles ;

Ses dieux, prêts à fléchir sous des dieux inconnus,

Ne purent qu’annoncer l’approche de Brennus,

De Brennus, d’ont l’épée en conquêtes féconde,

Servit de contrepoids à l’empire du monde.

 

     « Fiers Gaulois, au milieu des combats meurtriers,

Des guirlandes de fleurs paraient vos fronts guerriers ;

De la douce amitié divinisant les charmes,

Sur l’autel du serment vous échangiez vos armes ;

À vos joyeux festins, l’étranger accueilli

Y buvait la cervoise et la liqueur d’oubli,

Et dormait sous vos toits d’argile nuancée,

Dans les peaux du bison, du cerf et de l’alcée.

 

     « Les filles de la Gaule étaient belles ; leurs yeux

Ne savaient réfléchir que la couleur des cieux ;

Moins blanche était la fleur des pommiers de Neustrie.

Confidentes souvent des dieux de la patrie

Sous la faucille d’or elles cueillaient, pieds nus,

Le sélage, aux lueurs de la chaste Hélanus.

Elles savaient des chants dont l’étonnant mystère

Endormait les douleurs des enfants de la terre,

Réunissait deux cœurs l’un à l’autre inconstants,

Et dans des jours d’orage évoquait le printemps.

Mais voilà que des Grecs la douce colonie

Vient conquérir la Gaule aux dieux de l’Ionie,

Et jeter sur nos bords, de son luxe embellis,

Marseille, Théliné, Nice, Athénopolis.

L’habitant de Phocée avec lui nous amène

Les beaux fruits de Samos, l’arbre de Clazomène,

La vigne de Corinthe ; et nos fleuves émus

S’ombragent mollement des myrtes du Lathmus.

Sous l’arbre d’Ermensul l’encens des grâces fume ;

Du doux miel de l’Hybla Narbonne se parfume.

Belle Provence, ainsi tes coteaux fortunés

D’autels, de temples grecs ont fleuri couronnés ;

Il semblait que Cythère ou Délos l’inconstante

Dans ton paisible golfe eût abordé flottante,

Avec ses souvenirs, ses noms mélodieux,

Son peuple, ses beaux arts, ses fêtes et ses dieux.

 

     « Dans ces siècles lointains, Lutèce, encor sauvage,

De ce luxe enchanté n’armait point son rivage.

Son grand fleuve bordé des bleuâtres rideaux

Du saule, où le pécheur attachait ses radeaux,

Ses huttes, d’une ruche imitant la structure,

Ses vieux figuiers, témoins de la triste aventure

De Loïs, immortel sous les traits d’une fleur

Dont il eut l’innocence et la blanche couleur ;

Quelques îles sans nom des cygnes visitées,

Couvertes de glaïeuls et de treilles plantées ;

Une tour en ruine, un vieux temple d’Isis ;

C’est tout ce qu’on voyait aux champs de Parisis.

 

     « Orné d’abeilles d’or et de trois fers de lance,

Quel nouvel étendard sur nos bords se balance ?

C’est celui du Sicambre et des Francs indomptés.

Du vaste joug romain ces peuples exceptés,

Anciens fils de la Gaule avaient, dans Hercynie,

Aux bords du fleuve Halys fondé leur colonie.

Orgueilleux des exploits d’Anténor, de Sunnon,

La fière liberté leur a donné son nom ;

Et, de ce nom, si cher à leur idolâtrie,

Ils viennent enrichir leur première patrie.

La Gaule les accueille et reçoit avec eux

Leurs familles, leurs chars, leurs taureaux belliqueux.

Sicambre au collier d’or, la Gauloise charmante

Change le nom de vierge au nom de ton amante,

De genêt, pour te plaire, enlace ses cheveux,

Et t’offre, en rougissant, la coupe des aveux.

 

    « Déjà d’autres lauriers la France se couronne,

Déjà Lutèce a vu sa modeste patronne,

Geneviève, bergère aux îles du pasteur,

Lever contre Attila son roseau protecteur ;

Sur vingt rois détrônés le grand Clovis s’élève,

Et se donnant au Dieu qui protégea son glaive,

Reçoit d’une colombe, aux marches de l’autel,

L’huile miraculeuse et le lis immortel.

Mais grand parmi les rois et grand parmi les sages,

Phare prodigieux en spectacle aux deux âges ;

Entre la barbarie et le siècle des arts,

Charlemagne, paré du bandeau des Césars,

Se montre, et dans sa cour accueillant Uranie,

Prête au monde étonné l’élan de son génie ;

Relève, réunit, soutient de toutes parts

De l’empire romain les grands lambeaux épars :

Une autre Europe sort de ce chaos immense :

L’histoire s’arrêtait : l’histoire recommence ;

Et, de ces temps lointains sondant les profondeurs,

Marche aux clartés d’un nom aïeul de nos grandeurs.

 

    « Bientôt, aux fiers accents d’une voix inspirée,

Vers la tombe d’un dieu saintement égarée,

La France, qui s’indigne et frémit du repos,

Au soleil d’Orient court montrer ses drapeaux,

Et dans l’antique Égypte, ou la molle Ionie,

Gonfler son sein fécond des germes du génie.

Avec ses noms fameux, son luxe, ses palais,

L’héritage des arts légué par Périclès,

Son ciel, berceau brillant de la mythologie,

Ses vases, ses trépieds, ses parfums, sa magie,

Ses marbres, dieux sortis des astres de Paros ;

Constantinople accueille et ravit nos héros.

Souvenir du passé, tu n’es jamais stérile !

Tancrède a tressailli sur la cendre d’Achille ;

Et loin de la Durance et des flots de l’Adour,

Aux bords du Simois chante le troubadour.

L’imagination, trompeuse enchanteresse,

Berce son luth rêveur des fables de la Grèce ;

Lui nomme l’Eurotas, le Melès, le Cydnus,

Le beau fleuve Aphrodise où se baignait Vénus ;

Sur son vaisseau de fleurs lui montre Cléopâtre,

Aux baisers du Triton livrant ses pieds d’albâtre ;

Ou rallume en fuyant sous un ciel enchanté

Du phare du Sestos l’amoureuse clarté,

Le Damoisel ému se ressouvient et prie.

 

     « Déjà son drapeau flotte aux palmiers de Syrie.

Triste Jérusalem, cité du Dieu vivant,

Toi, sans pouvoir périr, détruite si souvent,

Reste miraculeux de la flamme et du glaive,

Du milieu du désert ta grande ombre se lève.

Tes rocs, tes monts blanchis, tes torrents desséchés,

Ces palais de la mort où tes rois sont couchés,

Ce fleuve dont les flots ont vu tant de miracles,

Tout parle à nos guerriers de tes anciens oracles.

Les révélations, les transports inspirés,

La prophétique extase et les songes sacrés,

Des hauteurs du Thabor descendus sous leur tente,

Viennent sanctifier leur gloire pénitente.

La croix de feu s’attache au manteau du guerrier,

Un prodige éclatant luit sur chaque laurier ;

La prière combat, la valeur s’humilie ;

Et la victoire assise au char brillant d’Élie,

Le front ceint de rayons, vient, pour premier succès,

Sur la tombe divine inscrire un nom français.

 

    « Français, fiers compagnons rangés sous l’oriflamme,

De ces grands souvenirs vous respirez la flamme ;

Les battements de gloire éveillés dans vos cœurs

Vous prédisent assez que vous serez vainqueurs.

Il faut que sous le fer des peuples de Neptune

Un grand peuple expirant relève sa fortune.

Il la relèvera... sur vos généreux fronts

Les lauriers ont laissé peu de place aux affronts,

Si vous êtes tombés, c’est d’un char de victoire.

Les combats vous rendront tous vos droits, et la gloire

Reprend toujours vers vous son essor immortel,

Comme un dieu rougissant d’avoir changé d’autel. »

 

 

 

Alexandre SOUMET.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1826.

 

 

 

 

 

 

 

 

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