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La vie moderne

 

 

par

 

 

Hector de SAINT-DENYS-GARNEAU

 

 

 

 

On parle beaucoup du monde moderne, de la civilisation moderne, de la vie moderne. Les vieux disent avec ceux qui ne sont que d’hier, mais qui n’ont pas évolué : « Oh ! la jeunesse moderne ! les manières modernes ! »... Ce qui veut dire l’absence de bon ton. Et ils prennent un air épouvanté, shocked, comme on dit en anglais. On discute partout sur la femme d’aujourd’hui, et les femmes doivent dire : l’homme d’aujourd’hui.

Qu’est-ce enfin que cette vie qui fait tant de bruit et dont on parle tant ? Je crois que je ne le sais pas du tout. Comprendre ce qui est en perpétuel changement, un remous de vie actuelle, cela demande beaucoup de pénétration. On se connaît mieux dans le passé que dans le présent. On se comprend mieux avoir vécu qu’on ne se comprend vivre. Et si ce n’était d’hier qui nous dit ce que nous sommes, si nous surgissions devant nous-mêmes tout bonnement, un beau matin, comme un champignon, sans mémoire de ce que nous avons été, nous aurions lieu de dire : « Je ne connais pas cet homme. » Ce qui nous permet de nous connaître un peu, c’est une longue et sincère intimité avec nous-mêmes.

Ainsi, moi, qui suis à peine éveillé, qui ai à peine ouvert les yeux, qui ne connais pas le passé, suis-je le plus ébahi des hommes à me trouver devant le monde moderne qui bouillonne sous mes yeux. Et je dois vous parler de ce que je découvre. Allons, c’est amusant de parler de ce qu’on ne connaît pas : on en peut dire toutes les choses imaginables.

La campagne est ce qu’elle était, quand on peut aller la voir où elle est sauvage, où la civilisation moderne ne l’a pas encore détériorée. À son contact, il semble qu’on n’est d’aucun âge. On s’y habitue à une vie normale. C’est à en sortir soudain qu’on sent le tourbillon ahurissant de la vie moderne.

Vous quittez les montagnes et vous tombez à Montréal. Vrai, vous êtes ébahis. Je vous le dis, vous ne vous reconnaissez plus du tout : votre corps se souvient bien de ses habitudes, il reprend son train d’autrefois ; vos yeux ne sont pas étonnés de voir des rues, des machines, des gratte-ciel ; mais votre esprit, à y bien penser, n’y est pas du tout, pour quelques jours au moins. Et si vous vous arrêtez à réfléchir sur ce qui vous heurte, vous rudoie ainsi, vous vous direz tout simplement que c’est la vie moderne. Belle découverte, vraiment ! Plus importante que vous ne croyez. Car, quel est l’esprit qui, voyant un fait, en trouve la cause et s’estime content, s’il ne le comprend pas ? Enfin, qu’est-ce qu’il y a au fond de tout ce bruit ? Ah ! voici. Il y a le bruit et il y a le fond. Le fond, c’est celui d’hier qui évolue sans doute, mais qui reste le même, au fond du fond. Ouf ! je crois que nous avons touché the bottom. Celui-là est permanent : c’est l’homme classique.

Maintenant, comme je ne m’y connais pas très bien sur la surface du fond, passons à la surface proprement dite. Elle nous fera comprendre un peu la surface du fond ; et puis, elle est très intéressante.

La vie moderne est très fardée, très décorée. La surface en est très épaisse, de sorte que beaucoup de gens, la plupart, peut-être, réussissent à s’y maintenir toute leur vie. Vous savez que beaucoup d’agitation physique a pour effet précisément de maintenir à la surface. Un homme qui se démène beaucoup dans l’eau réussit toujours à surnager. Eh bien ! la vie moderne est caparaçonnée d’agitation physique et de fard. Et la vraie vie n’y paraît pas, pour ainsi dire.

Il faut être sur le qui-vive, ne se fier à rien. Tous les bois sont peints de nos jours, tous les murs tapissés, tous les étains argentés. Tous les malheurs sont dorés sur tranche et toutes les pauvretés sont estimées malheureuses. On croit attraper le bonheur, et l’on n’attrape que de l’or et que du plaisir. On croit être actif, et l’on n’est qu’énervé. Le monde tourne, et l’on dirait qu’à courir ainsi, il va atteindre quelque chose : mais il est à la chasse de l’air. L’on se tape sur l’épaule ; on se fait des confidences, et l’on croit qu’on est ami. On embrasse, et l’on croit qu’on aime. On lit beaucoup, très vite, et l’on croit être un homme quand on n’est qu’une bibliothèque. Tout est standardisé. Ta maison vaut mon foyer : ils sont semblables. Toutes les femmes ont le même fard, toutes les lèvres sont du même rouge, et ce sont celles qui frappent le plus qui attirent.

La vie animale a un essor formidable, et ce bon André Thérive disait bien que nous semblons retourner à la béatitude des bêtes. L’amour du bien-être, de la commodité encourage le commerce ; le commerce emmène l’émulation ; l’émulation suppose l’annonce. L’annonce s’adresse de plus en plus aux sens : il s’agit de capter l’attention par des exhibitions voyantes. À regarder tout ce fourmillement, exclusivement physique, qui passe si vite qu’on a à peine le temps de le voir, encore moins de l’observer, on laisse son esprit s’endormir. On se laisse vivre sans y penser, comme les événements vont.

Mais il y a un avantage à cela : c’est que, si la plupart des gens se laissent éblouir par le clinquant, vivent à la surface de la vie, c’est-à-dire ne vivent pas, d’autre part, ceux qui réussissent à se tenir debout dans le tourbillon, sont des gens solides et trempés ; ceux qui réussissent à percer l’écorce et à voir la vie réelle qui coule au-dessous, ceux-là sont capables de voir loin et profond. Et ceux qui demeurent esprit parmi cette ambiance de matière, sont des esprits avertis et perspicaces, solides en tout cas.

C’est étrange à penser, et c’est pourtant vrai que de nos jours, où l’on se vante d’être franc, où l’on exalte la spontanéité, où les idées les plus libres n’ont pas peur de s’exprimer, où l’on se glorifie de faire fi des convenances sociales et de tous principes, sous prétexte qu’on doit être sincère, c’est étrange que malgré tout cela la sincérité véritable est extrêmement rare de nos jours peut-être plus que jamais. Encore ici la vie de surface tient toute la place : on a, pour ainsi dire, une sincérité à fleur de peau. Et en effet, comment peut-on être profondément sincère avec les autres si l’on ne l’est pas avec soi-même ? Pour être sincère avec soi-même, il faut se connaître ; pour cela, il faut avoir réfléchi longuement. Et nous n’avons pas le temps de réfléchir : la vie nous emporte dans ses remous et l’on n’a pas le temps de se pencher sur soi-même.

Le sage est celui qui se connaît, qui est sincère avec lui-même. Socrate l’a dit : Gnôthi séauton, et saint Augustin a repris dans le sens chrétien : Noverim te, noverim me. Aujourd’hui, comme de tous temps, le monde est divisé en sages et en fous. Aujourd’hui, les sages sont plus rares qu’ils n’étaient, mais aussi ils sont plus sages. Il n’y a plus guère de demi-sages.

Le désavantage de la vie moderne est donc cette ambiance de surface qui menace de tout emporter. Par contre, elle offre l’avantage que, si l’on a réussi à percer cette écorce, cette agitation pour trouver sous elle la vie, on peut se considérer assez forts pour avoir confiance.

Voilà quelque chose de bien confus. Comme de toutes les sottises on peut tirer des conclusions utiles, je tire les miennes de ce que je viens de dire. Qui est-ce qui a écrit : « Glissez, mortels, n’appuyez pas » ? C’est peut-être Lamartine, et peut-être un autre. Eh bien ! je dis : « Appuyez, mortels, ne glissez pas. » Car, si vous glissez, vous êtes à la surface, vous n’êtes pas des hommes, mais des singes, des choses emportées par le courant. Mais si vous réussissez à vous ancrer solidement, vous serez des hommes supérieurs, vous dirigerez ces masses confuses vers de grands buts, vous serez des personnalités.

 

Hector de SAINT-DENYS-GARNEAU,
Critiques littéraires et artistiques.

 

 

 

 

 

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