Lacordaire

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Charles STOFFELS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’est une grande et belle chose qu’une cathédrale avec ses sombres et mystérieux arceaux, avec la tonnante voix de ses cloches, avec ses saints dans ses niches brodées et ses étincelantes rosaces, avec ses myriades de colonnes de flèches, d’aiguilles et de clochers qui s’élancent audacieusement dans la nue, comme pour en soutirer le feu céleste et le répandre dans les froides ténèbres de nos cœurs.

C’est une chose sublime quand un peuple nombreux vient inonder ses portiques et déposer sur son seuil ses haines, ses jalousies, ses divisions, pour oublier et confondre tout dans une mélodieuse prière.

Mais c’est un spectacle trois fois saint, quand l’apôtre du Christ se prend à évoquer dans l’âme frémissante des fidèles les grandes ombres de la mort et de l’éternité, surtout quand le génie allume aux regards de cet homme de Dieu ses éclairs, suspend à ces lèvres ses foudres retentissantes.

Un de ces hommes, le plus beau et le plus puissant des orateurs chrétiens de notre époque, Lacordaire vient de reprendre à Metz ses conférences, qui ont excité à Paris, il y a deux années, un si grand enthousiasme religieux.

Car chaque jour vient réaliser de plus en plus cette prophétie de celui qui a mis l’analyse dans le monde moderne : Une science incomplète mène à l’athéisme ; plus profonde, elle ramène à Dieu.

La raison dans ses premiers développements, s’est affranchie de toute croyance religieuse, car c’est le fait de la faiblesse d’être radicale, exclusive, absolue. L’intelligence a fait un pas de plus et déjà elle commence à comprendre que la religion contient une vérité supérieure, qu’il ne faut que dégager de son enveloppement pour en faire la plus haute des philosophies. De toutes parts la science vient déposer aux pieds de la religion ses nouvelles conquêtes, vient payer aux saintes traditions son trop tardif tribut de croyance et de respect. Partout ce monde, que le matérialisme n’avait pétri que de boue, que le doute avait couvert de ténèbres, par tous les points ce monde grossier tend à se dissoudre et à rentrer dans le néant.

L’âme étouffe, resserrée dans ses étroites limites. Il lui faut, pour respirer à l’aise, de plus vastes espaces que ceux que peuvent embrasser ses sens ; il lui faut de plus longs temps que ceux qui lui sont comptés en ses jours terrestres. Et la religion, déployant royalement à son regard ambitieux les horizons de la vie, les étend et les perd dans l’éternité, les recule et les abîme dans l’infini.

La reconstruction des croyances religieuses, le rétablissement de l’harmonie accidentellement troublée entre la science et la foi, est la grande œuvre qu’est appelé à accomplir notre siècle. Pour cela, M. Lacordaire a parfaitement senti que l’homme de foi devait descendre de ses hautes régions sur le terrain de la science, où sont placés à cette heure la plupart des hommes, pour les ramener à la religion. Puissent tous les hommes de Dieu comprendre ainsi leur mission d’apostolat, et ressaisir, en redevenant la source des lumières, l’initiative dans les destins de l’humanité.

 

Dans ses deux premières expositions, il a déterminé la compréhension de la foi et de la science, tracé la ligne de démarcation qui les sépare, et les liens qui doivent les unir pour l’accomplissement d’une œuvre commune.

La foi et la science sont deux principes de la vérité irréductibles l’un à l’autre. Celle-ci nous fait connaître le monde des corps, et même moins que les corps, mais seulement leurs manifestations, leurs phénomènes extérieurs ; mais de l’être caché sous ces formes, mais de la substance invisible, elle ne nous en dit rien.

Ce qui vient donner à ces apparences extérieures un soutien, une réalité ; ce qui vient souffler sur ces vides fantômes, pour leur communiquer et l’être, et la vie, c’est la foi ; non telle ou telle foi déterminée, mais la foi en général, cette faculté qui nous est donnée de plonger dans le monde invisible, celle lumière qui s’interpose entre les objets mystérieux et notre conscience, la parole en un mot.

Cette foi est invincible, constitutive de notre nature. Elle peut être dirigée vers la vérité, elle peut être obscurcie par l’erreur, mais il faudrait anéantir notre pensée avant de pouvoir l’en faire sortir. Nous vivons forcément dans la foi ; nous confessons telle foi, nous repoussons telle autre, mais nous sommes toujours dans la foi. Que nous affirmions, que nous doutions, que nous niions, nous nous prononçons dans ces trois cas sur des choses que nous ne pouvons ni voir ni toucher ; nous affirmons des objets du monde invisible, nous faisons un acte de foi.

Ces deux facultés de science et de foi doivent donc se développer simultanément, mais non s’exclure ou s’absorber l’une l’autre ; et non seulement elles ne le doivent, mais elles ne le peuvent pas. Elles sont les représentants de deux mondes différents et infranchissables. Il faut la science pour nous soumettre le monde matériel, ses analyses pour nous faire connaître ses forces et ses lois ; mais il ne faut pas moins la foi pour orienter ces forces et en faire les agents de la providence.

 

Quels sont cependant les rapports de développements dans l’ordre du temps et dans l’ordre logique de ces deux puissances ? La science précède-t-elle la foi ou l’affirmation ne sort-elle que de la démonstration, ou enfin ces deux paroles se font-elles entendre ensemble et dans le même temps à l’homme ?

À sa naissance, l’âme est une force indéterminée, indéfinie, en qui est la puissance de tout, et la présence de rien. Cet être pourra trouver la gravitation des mondes ; il pourra donner des lois aux nations, il pourra sillonner la terre de sa flamboyante épée ; mais à sa première heure il n’est rien, il ne sait rien, il ne peut rien.

Une femme s’approche ; elle le berce de ses chants, elle l’endort sous son sourire, elle lui verse sa parole avec son lait. Après avoir pétri son corps, elle lui crée une âme de sa parole ; elle apprend à cette âme à l’aimer, et bientôt à parler, pour lui dire son amour.

Et cet homme se souviendra toute sa vie des premières paroles de sa mère ; dans toute sa vie, ses larmes et ses prières trouveront un fidèle écho.

Plus tard, l’expérience l’observation, la science, viendront lui faire connaître de nouvelles choses. Il pourra se démontrer ce qui lui a été primitivement affirmé. La parole des hommes viendra s’ajouter aux premières paroles de sa mère, l’instruction viendra poursuivre l’œuvre de l’éducation ; mais la science, l’instruction, l’expérience, n’auront que continué l’affirmation, que déplié la parole primitive. L’homme fécondera sa foi native, mais il ne l’engendrera pas. L’homme naît dans la croyance ; la base de son être moral est une affirmation qui lui est donnée comme l’être, comme la vie.

Et c’est parce qu’il ne se donne lui-même ni l’être ni la vie, que Dieu a voulu qu’il ne pût créer lui-même sa pensée. N’eût-il pu, s’il l’eût préféré, le faire naître avec le plein usage de ses facultés ? Mais il a commencé dès le berceau, et en le faisant sortir du berceau, à lui révéler le grand secret de sa destinée : c’est qu’il n’est rien par lui-même, c’est qu’il ne peut se suffire, c’est qu’il ne pourra être que par Dieu et ses frères, par l’amour et la charité.

Et s’il ne continue toute sa vie à se faire humble comme un petit enfant ; s’il oublie la leçon de son berceau, en s’acheminant à la tombe, cette tombe ne lui sera un nouveau berceau, dont les anges devaient venir le réveiller pour le ciel.

 

Dans l’ordre chronologique, la foi est donc le fondement de la science : en est-il de même dans l’ordre logique ?

Le raisonnement n’est qu’une série de conséquences déduites de prémisses plus générales ; ces prémisses découlent elles-mêmes de principes antérieurs encore, et enfin ceux-ci d’axiomes fondamentaux, et ces axiomes sont des affirmations logiquement indémontrables. Ils nous sont donnés a priori ; ils sont posés en notre esprit par une parole extérieure. La raison féconde ces germes de la vérité, mais elle ne les sème ni ne les engendre. La raison relève donc de la foi : la science est impuissante à se fondre elle-même.

Quand donc la science s’attaque à la foi, elle s’attaque à sa mère ! elle est parricide, et l’impuissance, et les angoisses du doute viennent bientôt venger ce crime insensé.

 

La science est pour un petit nombre d’élus. Peu d’hommes, par leur disposition naturelle ou leur condition privilégiée, peuvent lui demander la vérité. Le rationalisme est un état exceptionnel, qui ne peut être le partage des multitudes. Le peuple et le plus grand nombre des hommes s’appelleront longtemps encore de ce nom : le peuple vit de la foi.

Les savants ne pourraient que substituer pour lui leur autorité à une autre ; mais la parole de celui qui est mort pour tous ses frères vaut bien, jusqu’à nouvel ordre, la parole de ceux qui ne savent que faire mourir leurs frères pour leur principe. Que vous en semble ?

Ce peuple qui n’a d’autre pain que celui de la parole de Dieu, ne vous demande donc, ô riches, ô savants, que de lui laisser sa foi en celui qui lui a dit : heureux les pauvres ! heureux les souffrants ! et lui a promis une récompense pour ses soupirs, pour ses larmes.

Ne comprenez-vous pas, quand vous lui aurez retiré ce pain céleste, qu’il viendra, avec des lèvres menaçantes, vous en demander un autre ?

Ne le voyez-vous, quand il n’aura plus de foi pour changer ses dures privations en de saintes épreuves, ne le voyez-vous venir s’asseoir à vos somptueux banquets et s’étendre sur vos voluptueux tapis, où il se trouvera mieux que sous son ciel étoilé, auquel il ne croira plus, et où il restera, et où les lois impuissantes ne sauront l’empêcher de rester.

Malheur au peuple qui ne peut plus affirmer Dieu ! mais malheur surtout aux riches et aux grands de ce peuple, qui lui ont flétri et décomposé ses croyances !

 

Un homme peut déchiffrer quelques sciences, mais il en ignorera toujours un bien plus grand nombre que celles qu’il aura pu aborder. Il saura comment les corps célestes gravitent dans leur tourbillon, mais il ignorera comment les hommes gravitent les uns autour des autres, et il faudra qu’il s’en rapporte à d’autres pour faire des lois ou pour les appliquer.

Il saura construire un navire, mais non le lancer sur les flots et le diriger à travers les écueils, et il faudra qu’il s’en rapporte à la science d’autres hommes.

Il saura analyser les corps de la nature, les décomposer et les combiner entre eux ; mais les corps vivants sont régis par d’autres lois, et il n’a pu arracher à la matière tous ses secrets, et il faudra qu’il confie à d’autres, sur leur parole, la vie des êtres les plus aimés.

Le savant, le riche, sont donc aussi du peuple ; tous les hommes tombent plus ou moins dans l’abîme de la foi.

 

Cette universelle nécessité de la foi pour la science est une chose sublime ; car le suprême objet de cette foi, l’être caché sous toutes les formes de la matière, le feu qui les anime, la lumière qui les illumine, l’essence en un mot de la vérité, c’est Dieu !

Et nous ne possédons Dieu que par notre désir, notre amour, notre charité, et pour l’âme qui le voit, tout devient clair et luisant.

Prosterne-toi donc dans la poudre, orgueilleux savant, car tu ne trouveras la vérité que dans la pureté, la simplicité de ton cœur !

 

 

 

Charles STOFFELS.

 

Paru dans L’Austrasie,

revue du Nord-Est de la France,

en 1837.

 

 

 

 

 

 

 

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