De la liberté selon le christianisme
par
Charles STOFFELS
Que deviendraient dans l’espace les mondes, les soleils et les étoiles, si, ne conservant chacun dans leur sphère que la seule loi d’attraction, ils tentaient de suspendre en eux celle qui les fait graviter les uns vers les autres et tous vers un centre commun ?
Quelle monstrueuse ruine, quel choc épouvantable enfanterait un égoïsme si insensé, s’il venait, comme à l’homme, les prendre par les entrailles, et s’il ne leur était envoyé une autre force qui, les maintenant dans leur orbite, ne les empêchât de retourner au chaos !
Ainsi, aux hommes qui ont brisé ces liens d’amour, il faut des chaînes de fer ; il faut, pour les forger, des tyrans et des bourreaux.
Lequel du maître ou du ministre est le plus hideux et repoussant ? Je ne saurais le dire, en vérité ! La seule chose que je sache, c’est qu’ils sont autant l’un que l’autre nécessaires, non pour maintenir l’ordre, car leur paix et leur silence sont la paix et le silence de la mort ; mais pour contenir les fureurs, les jalousies, les meurtres, les dissensions, en un mot tous les terribles enfants qui s’engendrent des flancs gangrénés de l’égoïsme.
Et la liberté, que la providence divine avait respectée comme l’essence morale de la destinée humaine, est absorbée dans cette furieuse providence du despotisme, étouffée dans ces féroces étreintes du bourreau !
Et cela devait ainsi arriver !
Mais une autre chose devait aussi s’accomplir : voilà que les chaînes de fer se brisent en mille éclats, et que les sceptres d’or sont réduits en poussière.
Mais calmez votre joie, ô mon âme ! et enveloppez votre regard de voiles plus sombres encore, car ce n’est que la force qui a vaincu la force ; ce n’est que le bourreau qui a changé de maître, et a passé au peuple et à la liberté.
Et la liberté se prend, comme les autres, à dévorer la chair dans ses banquets, et le peuple à s’enivrer de sang dans ses orgies ; car ils ont oublié, dans leur œuvre de dévastation, d’anéantir le plus terrible des tyrans, l’égoïsme, ce principe inépuisable de la force, ce monstre incessamment affamé et de chair et de sang 1.
Ô mon Dieu ! l’humanité est-elle donc destinée à tournoyer sans cesse dans ce sombre cercle de guerres et de révolutions ?
La terreur est-elle l’unique ressort qui puisse la mouvoir dans les voies que tu lui as tracées ?
Non, non : la terreur ou la vertu, la force qui enchaîne ou l’amour qui relie.
Et les pouvoirs ne sont mauvais que parce qu’ils sont trop faibles, parce qu’ils ne s’attaquent qu’aux corps sans pénétrer jusqu’aux âmes, dont ils devraient développer les facultés qu’ils refoulent, pour l’accomplissement de la haute destinée morale qu’ils méconnaissent.
Et les peuples n’échouent dans leur affranchissement que parce que leurs efforts sont incomplets, parce qu’ils ne songent à délivrer leur liberté que de son asservissement extérieur, sans la dégager dans leur âme de l’énervante matérialité où elle demeure ensevelie, et sans y faire revivre et rayonner l’essence divine de l’amour, qui est pour l’homme le seul principe possible, durable et fécond de son affranchissement, et d’un affranchissement absolu, universel, c’est-à-dire, de son corps, ce premier despote qui l’étreint dans tous ses désirs et coupe l’aile à toutes ses pensées ; des autres hommes, qui deviennent ses plus acharnés ennemis, sitôt qu’ils lui cessent d’être frères ; de la nature, qui révolte ses éléments contre sa volonté désordonnée, toute prête qu’elle serait à les soumettre à sa religieuse orientation ; de Dieu, enfin, dont la providence a dû maintenir, dans ce désordre, cette lutte, cette division indéfinies, des lois de violence et de rigueur.
Ô peuples qui veniez vraiment affranchir vos âmes de tout esclavage, cessez donc de chercher la liberté dans des simulacres extérieurs, dans de puérils changements d’hommes ou d’institutions ; cessez surtout de la vouloir par la violence et la destruction.
Car, sachez-le bien, vous n’atteindrez par là à d’autre liberté que celle de faire bruire quelque temps la place publique de clameurs désordonnées et profondément impuissantes, si ce n’est peut-être à étourdir votre pensée sur les crimes qu’il vous aura fallu commettre avant d’arriver à cette conquête décevante et menteuse, jusqu’à ce qu’il s’élève au milieu de vous quelques traîtres, – et nulle part et jamais ils ne manqueront ! – qui brisent eux-mêmes l’épée que vous n’aviez encore la force de porter, et qu’ils ne vous avaient mis au bras que pour faire triompher leur criminelle ambition.
Si volis demeurez encore assez grossiers et lâches pour continuer de vous vautrer dans votre égoïsme et votre matière, gardez vos tyrans et vos bourreaux, et rendez encore plus forts les uns et plus féroces les autres ; car la guerre est l’indélébile conséquence de l’égoïsme, et les tyrans seuls peuvent conserver parmi vous sinon l’ordre lui-même, du moins son ombre, et son apparence de paix ; et le bourreau seul, ô horrible pensée ! le bourreau peut seul par le sang conjurer l’effusion du sang ! ! !
Mais si votre âme ! sous le poids de cette nécessité, se soulève de trop de dégoût et s’emplit d’une trop grande stupeur, réfugiez-vous alors, avec toute l’énergie que vous pourrez exprimer de votre être dans les glorieuses voies de votre réhabilitation.
Demandez à l’amour de vous dégager des chaînes de feu qui sont collées à votre peau et entrées dans votre chair pour vous relier avec ses fleurs, avec ses chants, et rétablir en vous cette grande loi qui vous fasse, ainsi que les astres du firmament, graviter les uns vers les autres, et tous vers le centre de tout.
Les premiers temps de votre régénération seront des temps de forts et poignants labeurs ; l’amour ne sera d’abord qu’un principe de luttes et de sacrifices, que la sévère pensée du devoir vous aidera seule à porter.
Alors qu’une pierre pour votre sommeil, et du pain pour la pâture de votre corps, vous soient en suffisance ; car toujours vous rencontrerez dans le monde et cette pierre et ce pain.
Et ce pain que votre frère partagera avec vous, et que vous partagerez avec votre frère, aura, je vous le dis de plus délicieuses saveurs que tous les mets apprêtés avec de l’or sur la table des riches ; et la poitrine de votre frère que vous presserez coutre votre poitrine, enverra à votre sommeil des songes plus enivrants sur votre rocher que sur des tapis empourprés.
Cependant de nombreux obstacles naîtront autour de vous ; alors il vous faudra vous aimer davantage.
Vos ennemis persisteront se multiplieront sous vos pas ; aimez, aimez toujours avec plus d’énergie et d’ardeur.
Comme les flots d’une mer en tourmente, ils se déchaîneront contre vous ; mais vous, sur le roc inaccessible et inébranlable de votre volonté, attendez en prière que le calme et le silence aient reparu, pour vous reprendre d’une voix plus suppliante et plus étendue à appeler à vous vos frères chéris.
Et à la fin votre amour aura relié au père céleste tous ses enfants sous la même loi, et votre volonté aura suffi à vaincre tous vos ennemis, qui seront devenus ceux de Dieu et qu’il fera rentrer dans la terre et disparaître dans les ténèbres.
Et désormais toute force réfractaire qui voudrait encore entraver vos puissantes harmonies, s’évanouirait en poudre sur l’heure ainsi qu’une planète qui, sortie de sa sphère, irait se cogner aux soleils et aux étoiles, comme poussée par l’ivresse ou la folie.
Oh ! alors, quand vous serez pleinement initiés aux sublimes félicités de l’amour, vous comprendrez que lui seul peut satisfaire à ces désirs de bonheur et d’ambition et réaliser ces rêves immenses qui, dans les dévorantes ardeurs de vos nuits, sillonnent comme des éclairs flamboyants le firmament intérieur de vos sombres pensées.
Car les sacrifices auront cessé d’être des sacrifices pour vous, tant ils seront devenus une source abondante de joies et de voluptés intérieures ; et vous reconnaîtrez que c’est peut-être justice que la vertu recueille tant de souffrances dans le monde : car si le corps de l’homme de bien est couvert de haillons et de blessures, son âme, cessant d’être de ce monde, s’en va de sphère en sphère, s’abreuver d’ambroisiale poésie.
Or, c’est à cet amour pur du bien qu’il vous faut atteindre pour l’accomplir dans le monde. Si vous en attendez des récompenses ou de frivoles honneurs, si vous comptez sur la reconnaissance des hommes, si votre vertu veut du retentissement ailleurs que dans votre conscience et dans celle de Dieu, cette vertu, impossible désormais dans votre âme, en n’étant plus qu’une vénale spéculation, ne le sera pas moins dans ses applications extérieures, jusqu’à ce que le nouvel homme ait fait apparaître dans les lois d’une nouvelle société une chose qui n’est encore connue dans les nôtres que de nom, la justice !
Il se trouvera parmi vous des hommes méchants ; que ce soit sur ceux-là surtout qui en ont le plus besoin que vous concentriez toute votre sollicitude, toutes vos facultés, toute votre affection ; et loin de les maudire et de les renier, quand, rebelles à votre action, ils vous rendront le mal pour le bien, remerciez Dieu qu’il ait laissé dans le monde des êtres plus mal doués, et moins que vous privilégiés de lui, pour vous offrir un moyen, en donnant un objet à vos sacrifices et vos dévouements, de déployer les plus sublimes facultés de votre nature, qui seraient demeurées perdues en elle et sans nul rapport possible avec la réalité, si la grâce divine avait été répartie sur toutes les créatures dans une même proportion ; et redoublant de ferveur dans votre prière, redoublez d’énergie et d’ardeur dans vos efforts pour les régénérer.
Il se trouvera aussi parmi vous des êtres qui vous seront supérieurs en perfection, et vous vous rallierez à ceux-là, et en leur obéissant vous obéirez à Dieu, car c’est Dieu qui fait rayonner en leur âme sa sagesse pour la communiquer à la vôtre, son amour pour se dévouer à vous, et sa puissance pour vous conduire à lui.
Mais s’il y a des criminels dans le monde, ce ne sont pas tant ceux qui, en tuant et volant, n’obéissent qu’à des instincts que l’on a laissés mauvais ou corrompus, que ceux qui devaient les arracher à leur dégradation, et les abandonnent lâchement, que ces êtres privilégiés par la nature ou la société, qui étaient marqués pour être les premiers entre les hommes, c’est-à-dire, pour être les serviteurs de tous et se sacrifier à tous dans la mesure de leur supériorité morale ou matérielle, et qui refusent de payer en dévouement à l’humanité la dette que Dieu avait contractée pour eux, en leur prêtant des forces qu’ils s’approprient frauduleusement et absorbent dans leurs voluptés trois fois impies !
Ainsi vous êtes comme des sons épars et solitaires, comme des notes variées et de diverses puissances ; et c’est l’amour qui reliera toutes ces notes et tous ces sons et les harmoniera en un hymne céleste.
Partez donc, apôtres saints de la vraie liberté, partez à la conquête du monde ; quittez votre foyer, quittez vos biens, quittez vos amis qui ne sont dignes de vous s’ils ne vous suivent, et déployez large et haute votre aile ambitieuse de la lumière du ciel.
Visitez le pauvre dans sa chaumière, le riche dans ses palais, et de votre patrie allez aux autres peuples, et de la place publique allez dans le désert ; allez partout où sur terre l’homme répand ses sueurs et ses larmes d’esclave, et partout répandez les paroles d’affranchissement que voici :
« Dieu est le principe le moyen et la fin de tout.
L’homme n’a rien dans son être qu’il ne tienne de Dieu et ne fait rien que par ce que Dieu a déposé dans son être.
L’homme ne s’appartient pas ; ses facultés, ses forces, sa liberté ne sont pas à lui, et lorsqu’il veut s’approprier ces choses, il ne saisit que le néant.
L’humilité est la première des vérités, avant d’être la plus belle des vertus.
Comme Dieu ne vit pas moins dans ses créatures que ses créatures ne vivent en lui, notre amour, après s’être inspiré et fortifié de son amour, doit, comme le sien et avec le sien, se répandre et rayonner dans le monde.
Aux hommes donc nous devons tout ce qui est en nous, mais qui n’est pas à nous. Aux hommes nous devons le sang qui est en nos veines, la force qui est dans nos bras, le souffle sur nos lèvres, la chaleur dans notre sein, et qui ne sont ni notre chaleur, ni notre souffle à nous, ni notre force, ni notre sang.
Et s’il vient à s’ouvrir sur la place publique un abîme qui réclame l’un de nous, que celui-là ne retarde le sacrifice suprême que le temps qu’il lui faudra pour tomber à genoux, élever ses mains vers le ciel, et lui rendre grâce que la mort, au front livide et repoussant pour tant d’autres, se pare pour le visiter d’une glorieuse auréole. »
C’est en semant de telles paroles dans la terre des hommes, qu’en sortira le grand arbre de la liberté. Et ce ne sera plus cet arbre sauvage qui, n’ayant été arrosé qu’avec du sang, ne devait porter que des fruits amers et empoisonnés ; celui-là sera le grand arbre de vie, et l’humanité viendra sous ses fécondants ombrages s’abreuver de la rosée céleste qui peut seule désaltérer la soif de son âme, et les oiseaux du ciel s’abattront sur ses verts rameaux, et ils recueilleront les concerts des hommes, et les emportant dans les nuées, ils iront annoncer aux étoiles réjouies la bonne nouvelle, l’accomplissement sur la terre du royaume de Dieu.
Charles STOFFELS.
Paru dans L’Austrasie,
revue du Nord-Est de la France
en 1837.
1 Ceci ne s’applique pas à tel ou tel gouvernement en particulier, mais à tous les gouvernements en général, monarchiques ou démocratiques, qui seront tous aussi mauvais les uns que les autres, tant qu’ils ne seront pas constitués sur le principe chrétien.
Il serait cependant bientôt temps que les peuples cessassent d’être juifs, c’est-à-dire, de s’appuyer sur la loi, et qu’ils commençassent enfin à devenir chrétiens, à se régénérer par la foi.
Celte opposition que saint Paul mettait entre la loi et la foi, le principe juif et le principe chrétien, est la même que celle que nous reproduisons sous les termes de force et d’amour : la loi n’agissant sur les hommes que par un principe coercitif ; la foi en celui qui a aimé le monde jusqu’à mourir pour le monde n’étant autre chose que l’amour même ; l’amour divin se manifestant en charité, la charité se trempant, s’universalisant dans l’amour divin.