Lettre de Stolberg
À SON FILS, ÂGÉ DE VINGT ANS, LE JOUR OÙ IL QUITTA LA MAISON PATERNELLE POUR ENTRER AU SERVICE.
Plus je sens profondément et douloureusement notre prochaine séparation, ô mon enfant bien-aimé, plus je désire que mon cœur vous découvre ses pensées les plus intimes et vous donne encore quelques conseils.
Que votre journée commence par la prière du matin, qu’elle se termine par la prière du soir. Mais si vous ne priez de tout votre cœur, ces prières ne vous suffiront pas. Du reste, vous comprendrez de mieux en mieux, mon cher fils, que c’est une omission bien condamnable de ne consacrer que quelques minutes chaque jour à ce Dieu « dans lequel nous avons la vie, le mouvement et l’existence », sans nous occuper de lui pendant tout le reste de la journée.
Cherchez à vous rappeler Dieu pendant le jour, cherchez à régler vos paroles et vos actions d’après le sentiment de sa présence. Donnez un quart d’heure chaque jour à la pensée de Dieu et des choses éternelles.
Une belle et sainte âme, une lumière de l’Église, sainte Thérèse, dit qu’elle croit impossible qu’une âme fidèle à cette pratique puisse se perdre. Je ne pourrais vous parler que bien imparfaitement de la manière de faire l’oraison ; le saint prêtre qui vous dirigeait vous en a sans doute instruit.
Avant la prière du soir, examinez devant Dieu comment vous avez passé la journée en pensées, paroles et œuvres. Recommandez-vous chaque jour à la protection de la Mère de Dieu et à celle de votre Ange gardien, afin qu’ils intercèdent pour vous.
Puissiez-vous toujours entrer au tribunal de la Pénitence avec un cœur profondément contrit, et en revenir avec le cœur soulagé !
De grands dangers pour l’âme vous attendent. Vous verrez, vous entendrez beaucoup de mal : la nature pervertie vous excitera au péché ; il se trouvera des compagnons qui se feront une étude de vous séduire. Chaque jour vous aurez l’occasion de choisir, de céder à la nature vicieuse et aux tentations, ou de dire dans votre cœur avec Joseph : « Comment ferais-je un si grand mal et pécherais-je devant mon Dieu ? »
Rien n’est plus dangereux pour les jeunes gens que le respect humain. La crainte de paraître ridicules en précipite le plus grand nombre dans la perdition. Armez-vous contre ce danger par la pensée de Dieu, par le souvenir de Jésus-Christ, souffrant et mourant ; prenez pour bouclier ces paroles redoutables : Quiconque rougira de moi et de mes paroles, le Fils de l’homme en aura honte aussi lorsqu’il viendra dans sa gloire, dans celle de son Père et des saints Anges. D’ailleurs, c’est une illusion qui, le plus souvent, nous sert de motif quand nous nous laissons engager par la fausse honte à un premier faux pas. Il est bien plus facile en effet de résister à la première tentation qui nous porte à des fautes qui nous semblent fort légères, que de poser une borne quand une fois on s’est laissé entraîner. De plus, il est au-dessus de tout pouvoir humain de se fixer une semblable limite ; car dans la carrière du mal chaque pas diminue notre force, à chaque pas la pente devient plus glissante et plus rapide.
Soyez réfléchi et cordial en société ; lent à parler et lent à la colère, comme dit encore saint Jacques. Surtout ne raillez jamais personne, présents ni absents ; ne persiflez jamais. Laissez tomber, sans les relever, bien des paroles dites par d’autres, et félicitez-vous avec humilité et reconnaissance devant Dieu chaque fois que vous vous serez fait la violence de retenir une parole méchante prête à éclore sur vos lèvres. C’est un sacrifice que vous offrez à Dieu pour la santé de votre âme. Dieu reçoit toujours avec complaisance les plus petits sacrifices que nous lui offrons et les récompense par un accroissement de force. Si nous y sommes fidèles, nous recevons grâce pour grâce. Souvent aussi Dieu nous accorde pour récompense première et immédiate une satisfaction sensible.
Que votre langue reste chaste. Si vous vous permettez de prendre part à des discours licencieux, par là même vous tombez dans le désordre. Ne vous laissez pas aller à prendre du vin avec excès, et que le vin ne vous porte pas à des folies. Le soir, ne prenez pas habituellement du vin et soupez légèrement. Couchez-vous de bonne heure et levez-vous de bon matin. Occupez-vous chaque jour à quelque exercice du corps. Cherchez à obtenir la permission de dompter et de dresser les jeunes chevaux de votre escadron.
Partagez votre temps entre les exercices du corps et ceux de l’esprit.
Continuez à étudier toutes les parties de l’art militaire. Exercez-vous à lever des plans et rendez-vous habile à toute espèce de dessins militaires. Attachez-vous avant tout à une exactitude parfaite.
Lisez chaque jour, c’est ainsi que vous en prendrez le goût de plus en plus. Faites de l’emploi de vos journées une distribution méthodique et réglée, dont vous ne vous écarterez pas volontiers, mais n’y soyez pas tellement assujetti qu’un dérangement puisse vous donner de l’humeur.
Ne négligez pas les langues anciennes dans lesquelles vous avez fait tant de progrès. Que la langue latine vous demeure toujours familière. Faites-vous une étude non interrompue du nouveau Testament grec. Gardez-vous de cette multitude de romans oiseux ; ils s’emparent d’un temps précieux et dérobent insensiblement l’innocence. Cette vaine lecture fait paraître insipides des livres plus solides et surtout ceux qui traitent de la religion. L’histoire de tous les temps, les vies des hommes fameux, de bons voyages, des ouvrages estimés sur l’histoire naturelle, les meilleurs poètes, et mêmes les feuilles hebdomadaires anglaises (le Spectateur, etc.), voilà les lectures que je vous recommande spécialement.
Si vous trouvez l’occasion de chasser, profitez-en ; mais évitez de vous y livrer avec passion.
Ayez toujours de bons chevaux, un bon sabre, une bonne montre. Aimez vos chevaux, et lorsqu’ils ont porté et partagé avec vous le poids du jour et de la chaleur, ayez-en soin.
Défiez-vous du jeu, il est toujours dangereux, surtout pour un jeune officier. Vous n’avez pas un excédent de fortune à perdre et vous ne perdriez pas avec indifférence. Et comment pourriez-vous éprouver de la jouissance de ce que vous auriez fait perdre à un autre ? C’est une joie honteuse dont vous sentiriez de la confusion.
Vous êtes vrai naturellement, et fasse le ciel que la vérité vous soit toujours sacrée ! Cette droiture vous gagnera la confiance de tout le monde. Sans nul autre témoignage, votre parole doit les valoir tous. C’est ainsi qu’on citait feu votre grand-père : « Stolberg l’a dit ! »
Soyez attentif, actif, ponctuel et de bonne humeur dans le service, respectueux envers vos supérieurs, complaisant avec vos camarades sans cependant faire le sacrifice de votre indépendance. Ne vous familiarisez pas dans le commerce avec vos soldats, mais qu’ils soient bien persuadés que leur bien-être vous tient à cœur, et modérez par votre aménité la sévère discipline nécessaire au service. Que jamais votre sévérité ne dégénère en colère, et quand vous serez contraint de punir, excitez-vous à la bienveillance envers celui qui s’est rendu coupable. Priez dans le secret de votre cœur pour celui pour qui vous êtes inexorable par devoir, et un jour le Juge suprême ne sera pas inexorable pour vous.
Tâchez en général de prendre pour coutume invariable d’adresser une courte prière à Dieu pour toute personne pour qui vous éprouveriez de la colère ou de l’antipathie. Élevez aussi un instant votre cœur vers Dieu à chaque tentation de volupté, d’orgueil, quand vous serez en société dangereuse, ou dans l’occasion de quelque excès de vin. Si vous pratiquez cela avec confiance, mon cher fils, Dieu, toujours fidèle à sa parole, se tiendra à vos côtés pour vous défendre à la vie et à la mort. Il ne faut pas que même l’aveugle fureur de l’ennemi vous entraîne à la colère. Ces hommes à qui par devoir nous cherchons à ôter la vie, ont un double droit à nos prières. Que le soleil cependant ne se couche pas sur votre colère, si elle parvient à vous surprendre ; et pensez chaque jour à ce que vous demandez en disant : « Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. » Ceci est à tel point un dogme fondamental de la doctrine chrétienne, que Jésus-Christ, sans revenir sur les premières et sublimes demandes de l’oraison dominicale, reprend celle-ci, et aussitôt après avoir achevé cette prière ajoute : « Car si vous pardonnez aux hommes leurs fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi les vôtres ; mais si vous ne pardonnez pas aux hommes leurs offenses, votre Père ne vous pardonnera pas non plus vos offenses. »
Ne vous laissez point souiller par l’esprit de ce monde. Le monde est l’ennemi de Dieu, comment donc voudrions-nous nous mettre au niveau du monde ? Comment voudrions-nous rendre hommage à son esprit ?
Je sais, ô mon fils bien-aimé, que vous avez pris de bonnes résolutions, mais je vous le répète : ne vous confiez pas en vous-même, mais uniquement en la grâce de Dieu ; ayez en elle la confiance la plus entière et la plus filiale. Que cette confiance ne vous abandonne pas lors même que vous auriez fait des fautes. Et si, ce dont Dieu veuille vous préserver, vous étiez tombé dans quelque grave désordre, alors encore espérez fermement en Dieu et tournez-vous avec un cœur brisé vers celui qui n’est pas le médecin des bien portants, mais des infirmes, qui est venu appeler à la pénitence non les justes, mais les pécheurs, qui nous enseigne, à nous qui sommes corrompus, à pardonner toujours à notre prochain ; tournez-vous vers celui qui ne rompra pas le roseau brisé, qui n’éteindra pas le lumignon qui fume encore. Quelque terribles que soient vos chutes, ne vous épouvantez donc pas et ne laissez pas le découragement s’emparer de votre cœur, mais ouvrez-le à un repentir humble et plein de confiance. Pensez à l’enfant prodigue, à David, à saint Pierre, au larron crucifié. Prenez pour vous ces paroles du disciple bien-aimé de Jésus : « Mes petits enfants, je vous écris ceci pour que vous ne péchiez point ; que si néanmoins quelqu’un pèche, nous avons pour avocat devant son Père Jésus-Christ qui est juste. »
Dieu a commencé son œuvre en vous, et que veut-il autre chose que de la consommer ? À cette fin soyez fidèle, vigilant ; priez, ne rendez jamais le mal pour le mal, mais parvenez à vaincre la méchanceté par le bien que vous ferez. Soyez toujours dans la joie, adressez-vous à Dieu sans cesse, rendez-lui grâces en toutes choses ; car c’est ce que Dieu veut que nous fassions tous en Jésus-Christ. Examinez tout et ne conservez que ce qui est bon : abstenez-vous de tout ce qui a quelque apparence de mal.
Que celui qui est le Dieu de la paix vous pénètre de sa sainteté, afin que tout ce qui est en vous, l’esprit, l’âme et le corps, se conservent sans tache pour l’avènement de Notre-Seigneur Jésus-Christ 1.
Friedrich Leopold von STOLBERG.
Paru dans Les maîtres de la littérature étrangère et chrétienne au XIXe siècle,
par un ancien professeur de rhétorique, Casterman, s. d.
1 Le jeune officier suivit si bien les conseils de son père qu’il devint un chrétien fervent, promoteur en Allemagne de toutes les œuvres de zèle et fondateur de la grande association de Saint-Boniface.