Les trois montagnes

 

 

                        THABOR !

 

                                I

 

Thabor ! Gethsémani ! Golgotha ! divins monts,

À quels souvenirs sont rattachés vos trois noms !

Lieux où l’Esprit livra ses plus saintes batailles,

Vous devez tressaillir encor jusqu’aux entrailles,

Et tout entiers frémir rien qu’en vous rappelant

Du souverain Jésus le pas précis et lent.

L’empreinte du doux pied qui foula votre sable

Intéresse autrement que l’Histoire ou la Fable ;

Elle incite à l’amour de ce Roi des douleurs

Dont la couronne avait des épines pour fleurs.

Ô Thabor ! Sinaï nouveau, tu vis éclore

Sur son front embrasé, clair comme un météore,

Le rêve illuminé le plus grand, le plus pur

Que l’humaine espèce ait admiré sous l’azur.

Il espérait alors, en dieu qui se fiance,

Signer avec le monde un pacte d’alliance,

Voyait l’Hydre du Mal désormais sans soutien,

Se laisser vaincre par la Chimère du Bien.

Dans leur nuit s’enfonçaient les brutes et les traîtres,

L’homme enfin respirait, libéré de ses maîtres,

Car les trônes avec l’absurde hérédité

Croulaient dans le désert de leur aridité.

Les peuples contemplaient, transportés d’allégresse,

Le Droit fier terrassant la Force, cette ogresse ;

Au fond noir des cités n’habitait plus la Faim,

La terre étant à tous, tous avaient gîte et pain.

On ne se battait plus pour des questions viles,

L’ordre chassait au loin les discordes civiles ;

L’ouvrier largement vivait de son labeur ;

Nulle part le comblé n’eût trouvé de faveur.

Le même nœud de paix liait les républiques,

L’humble pouvait gérer les affaires publiques,

Le mérite n’ayant besoin d’être vêtu

Que de vaillant génie ou d’utile vertu.

Ainsi l’ardent Sauveur, poursuivant son beau rêve,

Souhaite à nos longs maux une éternelle trêve,

Voit l’être s’élever au niveau du bonheur

Et faire de la foi son bouclier d’honneur.

Les temps sont assainis ; bouc effaré, le Vice

Muré dans son trou, n’ose en franchir l’orifice ;

Rasséréné, l’humain s’estime, se sourit,

Et clairvoyant soudain, rend hommage à l’Esprit.

Don céleste éminent, la Pensée est élue,

C’est l’instinct créateur qu’en elle l’on salue,

Elle, Acte anticipé des actes accomplis ;

La source d’avenir coule dans ses replis.

Auprès d’elle tout semble horreur d’Apocalypse ;

Haute, elle règne sur la beauté qu’elle éclipse,

Va, dévulgarisant le sens matériel,

Et remplit l’étendue, étant fille du Ciel.

Loin des verbosités elle s’accuse oracle,

De sa route élargie on écarte l’obstacle ;

Le monde qu’elle sert, devenu bon censeur,

Glorifie et d’abord protège le penseur.

Dans les cœurs plus de fiel, dans les cerveaux plus d’ombre,

Car les intelligents à présent sont en nombre,

Qui, jugeant leur chair propre avec sévérité,

De l’âme font jaillir enfin la Vérité.

 

Songe pyramidal plein d’intime éloquence !

Jésus croit distinguer sur une autre éminence,

Assise entre les cieux pourprés et les flots verts,

Ouvrant les portes du salut à l’univers,

Face au levant joyeux, l’Église étincelante,

L’Église exposant sous sa coupole brûlante

Son plus cher talisman, la croix aux bras bénis,

Afin qu’en elle tous les chrétiens soient unis.

L’engouement a cessé de ceux que l’on renomme,

Ce titre de chrétien passe avant le nom d’homme.

On aime à se grouper égaux, en un seul lieu,

La Terre n’a qu’un peuple, et le peuple, qu’un Dieu !

 

Jésus reste ébloui devant l’apothéose,

Elle imprime en ses yeux son reflet grandiose.

Et du centre des airs lourds du parfum des lys,

Sort une voix disant : – « Hommes, voilà mon Fils ! »

 

 

 

                    GETHSÉMANI !

 

                                II

 

D’un jour ensoleillé c’est le roux crépuscule,

Une tiède vapeur dans les brises circule ;

De l’enclos animé par quelques vagues bruits

Se dégage l’odeur balsamique des buis.

Le branchage feuillu des oliviers frissonne,

Les disciples là-bas dorment ; ici, personne

Que le Maître absorbé se traînant à genoux

Et vers les nues tournant un regard sans courroux.

À quel destin sa vie est-elle donc vouée ?

Il pleure ; sa poitrine éclate, secouée

Par des plaintes et par le hoquet des sanglots ;

Il sent rôder le crime et mûrir les complots.

Il se lève, veut vaincre, et retombe, et soupire,

Sur l’homme agonisant, le dieu n’a plus d’empire ;

Contre ce corps glacé, la tunique est de plomb ;

La sueur a gagné la tête au nimbe blond,

Puis, jusque sur le sol coule en rosée amère ;

La bouche desséchée aspire l’atmosphère

Pour en extraire, hélas ! une vaine fraîcheur ;

Et sous la lune morne au rayon de blancheur,

Abreuvé de dégoût, d’un geste qui supplie,

Il repousse bien loin son calice de lie.

L’excès tue un courage, et toute sa raison

Proteste ; il ne veut pas goûter l’affreux poison.

Le résidu boueux des infectes poussières,

Non plus que le breuvage écœurant des sorcières,

La flore concentrée en des sucs vénéneux,

Le vampire immonde ou le reptile haineux

N’assemblent point d’horreurs telles que ce calice

Fait de rigueur divine et d’humaine malice,

Réceptacle odieux où l’enfer a lâché

Dans les larves du mal le monstre du péché.

Le sensible Jésus qu’assaillent mille fièvres,

Se refuse à le voir, n’y veut toucher des lèvres ;

Non, c’est trop dépasser la possible douleur,

Non, c’est trop ajouter l’ironie au malheur !

Sera-ce donc toujours la vérité palpable

Que l’innocent périsse au profit du coupable,

Que l’agneau soit mangé par la troupe des loups,

Que le faible, impuissant, serve de cible aux coups !

Sa mémoire l’obsède avec vive insistance,

Lui détaille les ans de sa triste existence,

Les repas de pain strict, les nuits sans oreiller,

Ni tente pour dormir, ni siège pour veiller !

Dans ses admirateurs, nul riche non avare

Qui, pour lui, de faux biens eût fait l’abandon rare !

– Qui n’a rien n’aura rien ! – Aucun ici n’est bon

Pour le pâle affamé, le piteux vagabond.

Au-dessus du prochain, le fortuné se place,

S’invente une valeur et se crée une race,

Mais le dépossédé qu’on s’obstine à nier,

S’appelât-il le Christ, est mis au rang dernier.

Jésus soupire, et monte en esprit sur les cimes

Où s’exhala sa voix dont les éclats sublimes,

Soutenant sa pensée ainsi que des piliers.

Subjuguèrent les cœurs des foules par milliers.

De ce zèle inouï d’excessive dépense

Que reste-t-il ? l’oubli ! telle est la récompense !

Celui qu’on annonça si longtemps est venu,

Beaucoup l’ont regardé, pas un ne l’a connu !

Oh ! ce présent le broie et ce passé le navre !

Sa chair même le quitte, il porte son cadavre ;

La foudre peut tomber sur lui dans ce jardin,

Il tient l’homme en mépris et la vie en dédain.

Tant d’amour ressenti pour tant d’ingratitude,

L’idéal effondré, Dieu saint ! – La solitude

Lui glisse ses conseils ; le silence à loisir

L’accable de sujets qu’il ne sait plus choisir.

Rapide, l’heure fuit ; il faut songer aux autres !

Le Maître inquiet va rejoindre les apôtres

Sommeillant tous malgré le menaçant danger,

Comme si son tourment leur était étranger.

Semblable coup l’oblige à chanceler, mais rouvre

En lui cette bonté dont le charme les couvre ;

Il réagit enfin, domine ses frayeurs,

Pris de compassion pour des gens inférieurs,

Plus mous qu’indifférents, plus timides que lâches,

Inaptes à saisir les glorieuses tâches

Se rapportant surtout à la Divinité,

Et n’entendant rien aux choses d’éternité.

Jésus, du haut de sa splendeur spirituelle,

Les sent condamnés à l’erreur perpétuelle ;

Sur ce globe obscur, il ne voit qu’hommes errants

Traversant, malheureux, les siècles ignorants.

Afin de les tirer d’un sort si lamentable,

Un sacrifice altier s’impose, inévitable,

Bien digne de combler des instincts généreux.

Vivre n’étant assez, il mourra donc pour eux !

L’œuvre doit s’accomplir ; il l’appelle, il espère,

Résigné maintenant aux volontés du Père ;

Vers l’abhorré calice il tend les mains ; c’est dit !

À longs traits il boira le mélange maudit.

Âpre, le vent du soir sèche ses joues trempées...

Soudain une rumeur monte et des heurts d’épées

Parviennent rapprochés ; au milieu des soldats,

Une ombre d’aspect louche avance : c’est Judas !

 

 

 

                       GOLGOTHA !

 

                                III

 

Le sang du dieu rougit sous l’épine tressée !

Tout au sommet du mont la croix haute est dressée

Pour que, témoin et juge à la fois du forfait,

L’œil vaste d’infini puisse en garder l’effet,

Afin que l’Orient, grand de magnificence,

Le rappelle au ponant, beau de phosphorescence,

Et que l’heure tranquille où l’étoile apparaît

Le décalque sur la mémoire trait à trait,

Car ce drame est le deuil éternel de la terre ;

Il se mêle aux douleurs de l’âme solitaire,

Et Dieu ne le permit si tragiquement noir

Que pour servir d’actif calmant au désespoir.

Sur deux tronçons de bois on a cloué le Juste ;

L’homme est l’ennemi franc de la lumière auguste

Quand celle-ci, voulant dissiper sa laideur,

Arrache en l’éclairant, son masque de hideur.

Aussi n’épargna-t-on ni honte ni torture,

Du sarcasme au fouet, du soufflet à l’injure :

Soldatesque brutale aux gestes avinés,

Abjecte populace aux propos déchaînés

S’accordèrent pour mieux raffiner le supplice

Et faire apprécier la mort comme un délice,

Se ruèrent ensemble à l’assaut du martyr,

Avides de souiller avant d’anéantir.

Les fauves peu portés à s’entendre d’avance,

Émus d’un tel appât, furent de connivence,

La jalousie aidant, sentaient leurs appétits

Croître contre ce Grand qui les faisait petits.

Quoi ! lui pensait changer leurs principes sauvages,

Briser d’un coup la clef de tous les esclavages,

Abolir le plaisir et chasser l’intérêt,

Mettre aux débordements habituels, arrêt ;

Des froides régions aux rives tropicales

Rétablir les vertus des mœurs patriarcales,

Combattre les écarts, blâmer la fausse ardeur

Des prières sans foi, de l’amour sans pudeur.

Ne se montrait-il point arbitre de sentence,

Absolvant le péché devant la pénitence,

N’allait-il affirmer bien haut en chaque lieu

Qu’il relevait non pas de César, mais de Dieu !

La coupe débordant excita la vengeance

De prêtres et chefs guère enclins à l’indulgence ;

C’est par le meurtre seul qu’ils pouvaient défier

Ce prodige : un esprit venant pacifier !

On approuve un tyran et ses tortionnaires,

Un guerrier assassin et ses légionnaires,

D’absurdes désœuvrés au luxe corrupteur...

Pour payer leurs exploits, il reste un Rédempteur !

Lui que l’on crucifie, ouvrant ses bras au monde,

Sent l’immolation devoir être féconde ;

Sa doctrine vivra, mais dans un temps futur :

À ses bourreaux il voit que l’homme n’est pas mûr.

Né banal, l’homme hésite à dépouiller la bête,

Rien de stable ou d’égal ne pénètre sa tête ;

Jésus en sa pitié profonde des mortels

Ne sait que pardonner ces nuls et ces cruels ;

Ensuite, le regard loin de la créature,

Sans regret du monde et de la riche nature,

Ayant fait au Père un reproche solennel,

Rend, dans un cri poignant, son beau soupir au ciel.

Le dieu meurt ! Autour, point de signe redoutable

Qui vienne souligner sa fin épouvantable ;

Dans l’air silencieux pas un gémissement,

Pas de voix qui s’élève en un rugissement !

Il n’est plus ! cependant l’heure insensible passe,

La Terre ose rouler encore dans l’espace,

L’eau des fleuves n’arrête aucunement son cours,

Le triste cœur humain lui-même bat toujours.

Mais douze âmes là-bas, au-dessus de la masse,

Se proposent déjà de marcher sur sa trace,

Et comprenant enfin, braveront les autans,

La colère des rois, celle des océans

Pour aller, de leur Maître aimé suivant l’exemple,

Au péril de leurs jours, bâtir le nouveau temple...

Le Paganisme peut trembler, il a vécu,

Et le Réformateur a quand même vaincu !

 

 

 

Madame de TERSAC, Au gré du souffle, 1903.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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