Saint-Pierre de Martinique

 

 

 

                                I

 

 

Huit Mai mil neuf cent deux et jour d’Ascension !

De son trône le Christ prenait possession ;

Le soleil sur tous points développant les germes,

Voluptueusement chauffait les épidermes ;

L’entrain se révélait même au fond des vieux cœurs,

Car la joie en passant apaise les rancœurs.

L’île émergeait du sein gai des effervescences,

L’air chargé de senteurs versait leurs quintessences ;

C’était fête de gloire et fête de beauté,

L’œil divin pénétrait le regard de l’été.

L’aurore projetait ses vives auréoles

Indifféremment sur les teints blancs ou créoles,

L’âme claire du jour habitait les fronts noirs,

Au zénith souriait l’ange des bleus espoirs.

Dans les parfums grisants et les lueurs féeriques

Les villas s’étageaient près des rudes fabriques ;

Au loin, la canne à sucre et le vert caféier

Coudoyaient galamment le frais cacaoyer.

Des eaux, Bouquet doré, sortait la Martinique !

Si de monts convulsés la fièvre volcanique

Cendrait l’horizon pur et poudrait tout de gris,

La splendeur du climat n’en perdait pas son prix.

La Providence aidait et couvait la nature...

Eh bien ! non ; la matière aime la pourriture,

L’appétit carnassier rentre dans son instinct

Et la proie innocente enrichit son festin.

Sur l’esprit florissant d’une belle contrée,

Haineuse, elle vomit son humeur concentrée ;

Il lui fallait l’endroit, propice et trop heureux

Où pour ses vues le mal serait plus savoureux.

Elle voulait broyer, ronger, bête vorace,

L’espèce harmonisée en une seule race,

Et détruire l’accord paisiblement éclos

Sur la simple éminence au pied battu des flots.

Maîtresse d’éléments aveugles et féroces,

Toujours en quête, hélas ! d’hécatombes atroces,

Elle se réveilla menaçante, cherchant

Le moyen de priver cette aube d’un couchant.

Au purpurin lever de la blonde lumière

Elle opposa les jets d’une immonde poussière,

Cracha les rocs brisés et les métaux fondus,

Enfouissant sous eux les végétaux perdus.

Dans la rapidité folle d’une bourrasque,

L’orage souterrain, formidable et fantasque,

S’épandit en torrents noirâtres et bouillants,

Au sinistre reflet des éclairs tournoyants.

L’île entière oscilla, tandis que le cratère

Par l’espace soufflait sa vapeur délétère,

Et vampire-dragon, dans ses spasmes de mort,

En irritant le large, empoisonnait le port.

Le centre qu’il mordait à même les entrailles,

À l’Océan troublé dut livrer des batailles ;

La foudre meurtrière accourant au signal,

On entendit gronder le tonnerre infernal.

Quel Tartare s’irait comparer à tel gouffre,

Vers les nues projetant les scories et le soufre,

Vomissant des fléaux l’un par l’autre excités

Qui, dans une seconde, abattent des cités !

Vengeance du Chaos, cataclysmes célèbres,

Lugubres pourvoyeurs du Cercle des Ténèbres,

En sa forge, Vulcain dut de tout son gosier

Louer l’effet de votre effroyable brasier !

Épouvantablement brutale et grandiose,

L’Éruption, d’un peuple osant faire sa chose,

Sous sa lave coulant en ruisseau corrosif,

Ensevelit ce roi d’orgueil, l’homme chétif !

Déroutant le savoir de la géologie,

De restes calcinés elle fit une orgie,

Coucha dans un amas de décombres sanglants

Ceux qui croyaient percer l’énigme de ses flancs.

Le voilà, ce génie immense de pensée,

Jouet insoucieux d’une force insensée,

Victime de sa propre imprudence, étendu

Sur le sol ravagé qui l’avait prévenu.

Du contrecoup fatal, le monde eut les secousses ;

En frimas le printemps changea ses brises douces,

Au front poli du ciel mit un crêpe de deuil

Et longtemps sanglota sur des corps sans cercueil.

La mer bouleversée accusa la nature

Qui, des squales goulus, fournissait la pâture,

Qui dévorait des airs les principes vitaux,

Ébranlait son assise et bombardait ses eaux.

 

 

 

                                II

 

 

Hélas ! par un arrêt du destin ironique,

Dois-tu toute crouler, ô pauvre Martinique,

Dans le glauque liquide où les sons vagissants

Disent des Requiem devenus saisissants ?

Non ! sur le passé d’hier étendant ses racines,

Le Temps relèvera sans effort tes ruines

Mieux que ne l’essaieraient des procédés savants :

Lui seul avec les morts repétrit des vivants !

Toute prévision nage au fond du mystère...

Ainsi peut-être un jour éclatera la Terre ;

Elle a commencé, donc, elle devra finir ;

Dedans l’éternité se dissout l’avenir.

Or, qu’importe la faulx voulant raser le globe !

L’heure en semble éloignée, et bonne, se dérobe

À tes peurs, Genre humain si facile à frapper,

Que tout évènement peut surprendre et tromper.

Mais dusses-tu périr par une cause inepte,

La mort est moins cruelle, homme, quand on l’accepte ;

Ne va point te fier sur ses hideux dehors,

Son pouvoir ne s’étend jamais que sur les corps.

Du Foyer dirigeant ton âme est l’étincelle,

Elle est la minuscule et solide parcelle,

Te rattachant à Dieu comme à tout l’Infini ;

Aussi sa délivrance est un moment béni.

Le plus sceptique ici se voit contraint d’admettre

Un chef omnipotent, de l’homme père et maître,

Puisque lui ne saurait tout seul régler son sort,

Se donner la vie ou se sauver de la mort.

L’âme par le combat trop longtemps abusée

S’échappe en rejetant son enveloppe usée ;

Le savant qui n’en put trouver sous le scalpel

Était plein d’impuissance, hélas ! pour son rappel.

Ainsi, lorsque t’arrive, homme, une catastrophe,

De ton lot immortel montre toute l’étoffe,

Et pourquoi t’affoler, ô toi, fragment de dieu !

Ta vie est transportée en un autre milieu,

Voilà tout ! car l’esprit ne perd point son prestige ;

Si les terrestres lois l’ont soumis au vertige,

Libre, il se ressaisit et se propage ailleurs,

Et ses différents sorts, l’instruisant, sont meilleurs.

Crois en lui, ton Mentor, et quand, décolorée,

Ta bouche gémira sur la fin abhorrée,

Sonde l’impérissable et sache bien mourir,

Ton billet de passage est ton dernier soupir.

Sitôt qu’à s’exhaler ton souffle se décide,

Que ta perception apparaît translucide,

Tu vois vite qu’un stage ici-bas t’a menti,

Que tu n’emportes rien que le mal ressenti.

Ainsi veut le Hasard dépourvu de logique ;

Venu faible, tu dois de partir énergique ;

Ton être se disloque et tout à coup s’enfuit,

Fluide que féconde en son repos, la nuit !

Ta chair choit à jamais sous l’haleine envolée,

Mais ton âme invisible, où donc est-elle allée ?

Dans la réunion de tout ce qui n’est qu’Un,

Dans l’électricité, dans l’éther, le parfum,

Dans l’impalpable enfin qui se cache à la vue

Comme au toucher banal, mais remplit l’Étendue ;

Tu restitues des sons par la lutte effrités,

Au Noyau créateur, nerf des sonorités.

Homme, tu ne meurs pas, tu changes de dépouille

Pour ton sûr avantage, et si la mort te souille,

La Vie infuse est là, te liant au Moteur ;

Tu reprends force au sein du grand Générateur.

Ton concours est utile à la Suprématie ;

Tu l’aides aux travaux exigeant minutie ;

Pour parachever son ébauche, il faut tes soins,

Ta forme se plie à ses différents besoins.

Elle et toi ne font qu’un, mais ta faible envergure

Ne saurait compléter sa puissante figure ;

De ton ensemble ici les éléments divers,

Dans d’infimes parties renferment l’univers.

L’Esprit est légion, ignore la distance

Et répandu partout, divise sa substance

Entre les cerveaux qu’il fit pour le recueillir,

Mais les mieux combinés sont sujets à faillir.

Les répartitions n’étant point uniformes,

L’ordre intellectuel a des pertes énormes

Ou de surprenants gains suivant l’individu...

À bon nombre de gens l’esprit est défendu,

Mais ceux en possédant la mesure infinie

Balancent l’équilibre et sauvent l’harmonie.

Raisonné, l’Esprit n’a jamais de vouloirs vains,

Son but est de servir à de multiples fins ;

La Mort est l’accident nécessaire à sa course ;

La chair écroulée, il se retrempe en sa source,

S’y blottit, s’y disperse, ensuite s’y refond,

Dès lors régénéré, s’y recompose un front,

Puis lui joint un support d’admirable structure,

Les fibres se nouant près la rude ossature,

Torse et membres au sang plein de sels et de fer,

Des trois Règnes mêlés pompent le suc offert.

De même par le tronc, les rameaux et la cime

L’arbre est aussi pourvu d’une existence intime,

Il saigne et gémit sous la lime aux dents d’acier

Tant, que le cœur se serre à l’entendre crier.

Il faut donc convenir, sans être panthéiste,

Croyant borné dans sa foi, sinon pur déiste,

Devant le zoophyte animé, sensitif,

Que des vies moindres sont, hors de tout signe actif.

La nature ne peut créer des choses mortes,

Aussi la Vie affecte un grand nombre de sortes

Auxquelles l’esprit neutre accourt s’assimiler,

Car sans lui le néant les vient annihiler.

Aux germes de la Vie ouvrant un champ immense ;

L’Esprit est le terrain contenant sa semence ;

Prenant corps, il engendre ici-bas l’embryon

De la gemme à la fleur, du lombric au lion.

Il anime l’inerte au gré de son haleine,

Va, peuplant l’Incréé qui lui sert de domaine,

Hante jusqu’au caillou qui le recèle un peu,

Puisque de ses éclats jaillit soudain le feu.

Le Feu dont l’action fait bouger la Matière,

Issu de l’Esprit vrai, dresse sa flamme altière

Ainsi que son Modèle, au zénith flamboyant,

Épure, anéantit ce qui va le souillant.

Sous lui stérilisée, il abat l’immondice

Dont les cendres bientôt restent l’unique indice ;

Mais la cendre sera terre dans l’avenir,

En elle tout objet devant se convertir.

Alors, pour reformer sans cesse l’existence,

De l’humus jaillira la nouvelle substance

Sur qui les êtres vont ensemble se ruer

Afin de se nourrir et se perpétuer.

 

Fantaisiste, l’esprit éparpillé s’amuse

À combler l’un de tout ce qu’à l’autre il refuse,

En nous, il verse la balance qui lui plaît,

Mais lui, suprême dieu, demeure seul complet.

S’il nous gratifia de lumières profondes,

De dons insoupçonnés il combla d’autres mondes ;

En ceci l’argument le plus persuasif

C’est qu’imparfait, l’humain ne peut être exclusif.

La Terre est forcée, en face du ciel nocturne,

De voir qu’elle n’a pas les anneaux de Saturne,

Les dimensions de la planète Jupiter,

Ni des astres voisins, parfois, le même éther.

Or, rien n’empêche qu’en des régions meilleures

Prospèrent fièrement des races supérieures ;

Si le singe est sous l’homme, il doit naître au-dessus

Des types mieux que lui par l’idéal conçus.

La vue en est cachée à notre jalousie ;

Le gorille reste notre inégal sosie,

Car la comparaison ne nous blessant pas l’œil,

Nous permet d’accomplir notre tâche d’orgueil.

Pour que l’homme, flatté de sa hauteur, progresse,

L’Esprit lui réserva cette délicatesse ;

Devant la brute ignoble et sans mentalité,

De son âme il sentit la noble qualité.

Très pure, cette âme est de tout mal incapable ;

La Matière périt triste, laide et coupable,

N’associe à ses torts l’esprit que dans un viol,

Elle, Ordure bonne au final engrais du sol !

Lui, voyageant sans guide, allant de nue en nue,

Est son propre nocher dans la zone inconnue

Où l’a placé le sort ; s’il peut dompter la Nuit

Pour aborder au Jour, l’Empyrée est à lui.

Les récifs sont nombreux, le large impraticable,

Dans sa geôle de chair la fatigue l’accable ;

En vain sa volonté sonne de l’olifant,

Sous la forme du rêve, en vain il se défend,

Se révolte, ennemi du corps mou qui sommeille,

En vain il réagit et, noble phare, veille ;

Il lui faut succomber à l’encombrant repos

Et garrotter l’Idée après sa voûte d’os.

Aussi les cérébraux paient-ils l’Intelligence ;

Le sot, lui, ne plaint pas sa morale indigence ;

L’un souffre la douleur commune aux animaux

Quand l’autre a conscience entière de ses maux.

Tout par là se compense ; explorer les arcanes

De l’Esprit fait mouvoir à nos yeux ses organes,

Écarte le Réel, fruit de l’Instant mort-né,

Le confine, captif, aux angles du borné,

Et sans peine initie au grand rôle que joue

L’être spirituel, ce rayon d’une roue

Dont la Divinité certaine est le moyeu...

Quelques-uns l’ont décrit : l’homme est beaucoup et peu !

Il se fige dans sa tour intellectuelle,

L’extérieur suffit à sa flamme visuelle,

La solidarité chez lui n’a de valeur

Que ramenée à soi par un public malheur.

Dans ses notes d’esprit plus ou moins discordantes,

L’homme ne connaît rien qu’attitudes frondantes ;

Les avertissements n’ont aucun poids sur lui,

Il veut toujours demain, et jamais aujourd’hui.

Seul, le charlatanisme en l’amusant l’attise,

De merveilleux il aime occuper sa hantise ;

Tous ses pas vers le mieux comportent des arrêts :

Il n’encourage point, mais subit le progrès.

Plutôt que fier enfin de son âme sacrée,

Du monde il jette loin la poussière dorée,

L’homme rebelle, ingrat même à ses sentiments,

Préfère conserver ses anciens tourments.

La Vérité l’éclaire... Avant qu’il ne la voie,

Avant qu’en sa franchise inaltérable il croie,

La main d’un frêle enfant, au pays d’un nabab,

Aura déraciné l’énorme baobab.

 

 

 

Madame de TERSAC, Au gré du souffle, 1903.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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