Retour de l’enfant prodigue
Je porte le remords d’avoir trahi mon âme,
Je veux dire d’avoir fui ma vocation.
Tu m’appelais, Seigneur, j’étais tout feu tout flamme,
– Qui entre en poésie entre en religion –
Et j’étais le novice à l’autel destiné
Brûlant de prononcer les vœux qui le consacrent.
Hélas ! l’abdication était tout près du sacre.
Délivre-moi, Seigneur, de mes chants refoulés !
Je n’ai pas déposé ma couronne de rimes
En disant : « Je renonce et m’en vais au plaisir ».
Non, certes. Je gardais l’œil levé vers les cimes
Et je me partageais en devoir, en désir :
Devoir d’être le fils par son Père exilé,
Désir d’être ange encore et de chanter parfois.
Hélas ! si peu souvent que se rouillait ma voix.
Seigneur, délivre-moi de mes chants refoulés !
J’écrivais, j’écrivais, journaliste éphémère :
C’était mon métier d’homme et non point ma mission ;
La joie qu’il me donnait était joie douce-amère.
Le fouet du quotidien n’a point de rémission
Et si, de par ta grâce, un vers m’était donné,
Je l’accueillais ravi, mais dans mon esclavage
Il s’étiolait bientôt, et je perdais courage.
Délivre-moi, Seigneur, de mes chants refoulés !
Je plaide non coupable : il fallait que je vive
Et que vivent aussi ma femme et mes enfants.
Né pauvre et innervé plus fin que sensitive,
J’étais l’homme traqué qui lutte et se défend.
Et comment, s’il vous plaît, par le manque acculé,
Comment quitter jamais la tâche alimentaire
Pour des évasions que condamne la terre ?
Seigneur, délivre-moi de mes chants refoulés !
Entre mon métier d’homme et ma mission d’artiste
Sans cesse écartelé, ma raison s’affolait,
Mon cœur se dérégla, je devins l’homme triste
Et malade pour qui tout espoir s’écroulait.
Encor si le regret d’avoir si peu chanté
Ne s’était point accru de voir la poésie
En prose énigmatique et sourde travestie.
Délivre-moi, Seigneur, de mes chants refoulés !
À présent me voilà libéré de mes chaînes,
Mon cœur désaccordé ne les tolère plus.
Je reviens humblement, enrichi de mes peines,
Reprendre parmi vous, poètes, rois déchus,
La place qui m’attend de toute éternité.
Mais où es-tu ma joie, où l’orgueil qui t’avive ?
L’anxiété m’étreint que ma voix soit rétive.
Seigneur, délivre-moi de mes chants refoulés !
18 Mai 1968
Émile TERWAGNE,
Soliloques pour l’Éternel,
Éditions de la Revue moderne,
1973.