Crises de l’amour

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gustave THIBON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je dînais l’autre jour dans un lieu public. Assis à des tables voisines de la mienne, deux couples se faisaient vis-à-vis. Le premier couple : deux jeunes gens – des fiancés – aux visages rayonnants, qui entremêlaient leurs confidences passionnées de longs regards chargés de promesse et de mystère. On eût dit une scène du paradis terrestre miraculeusement reproduite dans la grisaille quotidienne. L’autre couple : un homme et une femme entre deux âges, mornes comme un brouillard d’hiver, parfaitement inattentifs l’un à l’autre, et qui prirent tout leur repas dans un long silence maussade, coupé tout au plus de quelques réflexions insipides sur l’état de la température et la qualité des aliments avec deux ou trois propos aigre-doux de Monsieur sur le prix et le mauvais goût du dernier chapeau de Madame, et de Madame sur les excès de tabac de Monsieur.

 

Seul dans mon coin, je songeais avec mélancolie qù en remontant ou en descendant le cours du temps, on eût pu intervertir ces deux couples. Le second aurait pu dire au premier avec le pote :

 

« On m’a vu ce que vous êtes,

Vous serez ce que je suis. »

 

Les deux fiancés représentaient l’amour dans sa fleur et les deux vieux époux l’avortement du fruit. Un instant, les jeunes gens regardèrent le vieux couple avec un sourire apitoyé et supérieur qui semblait dire : « Les pauvres gens ! Ce n’est pas à nous que pareille chose arrivera ! » Hélas ! ils avaient l’air si sûrs d’eux-mêmes, si indiscrètement étalés dans leur pauvre bonheur temporel, qu’on sentait s’amorcer déjà le reflux dans la vague montante de leur amour. Ils croyaient regarder leur contraire, ils regardaient leur avenir : la flamme d’aujourd’hui préparait la cendre de demain

Devant ce spectacle trop banal j’ai pensé à ce « temps mort » de l’amour humain où, selon le mot de Mérimée, les vieux époux « n’ont plus rien de beau à se révéler et plus rien de laid à se cacher ». Car l’ivresse et la satiété sont les deux phases du même rythme, et l’amour, qui vit de désir et de mystère, tend à s’amortir à mesure que l’habitude émousse le désir et que l’intimité quotidienne dissipe le mystère. L’ennui succède alors à l’éblouissement et la répétition à la découverte. Peut-être avait-on baptisé trop légèrement amour ce qui n’était que la confluence éphémère de deux égoïsmes et de deux rêves : les égoïsmes assemblés finissent toujours par se séparer ou par se heurter et tous les rêves conduisent au réveil.

Rares sont les couples qui échappent à cette épreuve après un certain nombre d’années de mariage. Sans doute, les époux restent-ils liés l’un à l’autre par un réseau commun de nécessités, d’habitudes, d’intérêts et de devoirs, mais le souffle impondérable qui donne des ailes à tous les fardeaux ne passe plus dans leurs âmes : ils subissent toute la pesanteur du mariage sans la grâce de l’amour. La situation peut alors évoluer dans deux directions :

Ou bien les époux se résignent à cette faillite de leur idéal et restent fidèles à la vie commune comme la roue à l’ornière. C’est la léthargie de l’amour.

Ou bien le besoin d’aimer subsiste en eux, mais il se dirige vers un autre objet. Et c’est la crise de l’amour.

Cette tentation (symbolisée par le mythe du « démon de midi ») est particulièrement redoutable à cette heure de la vie où l’homme et la femme, sentant les approches du déclin qui succède à l’apogée, éprouvent plus intensément que jamais la nostalgie d’un bonheur sur lequel s’étend déjà l’ombre de la mort et de l’impossible...

Tous ces couples avaient pourtant rêvé d’amour éternel et s’étaient juré fidélité « pour le meilleur et pour le pire »...

Le problème se résume en quelques questions. Quelles sont les causes de ces maladies de l’amour ? Comment les prévenir ? Et, là où elles se produisent, comment les surmonter ?

 

 

Je dirai tout net qu’à la base de presque tous les échecs du mariage qu’il m’a été donné d’observer, j’ai trouvé une conception infantile et chimérique de l’amour, autrement dit un manque de maturité affective et spirituelle.

Et d’abord cette idée et ce sentiment implicites que la simple présence de l’être aimé constitue une sorte de trésor inépuisable qu’on peut monnayer indéfiniment en bonheur quotidien, sans efforts et sans épreuves. La formule populaire « le mariage est une loterie », traduit admirablement cette illusion : celle d’un être, à la fois avide et passif, qui attend tout de son partenaire et n’exige rien de lui-même. Il faut affirmer au contraire que, exception faite de quelques cas-limite, le tirage de cette loterie a lieu tous les jours, et dépend, à chaque instant, de la bonne ou de la mauvaise volonté des joueurs. Et l’image même de loterie est fausse, sauf parfois au départ où le hasard de la rencontre et la poussée aveugle de la passion laissent peu de place à la liberté du choix. Après, il ne s’agit plus d’une faveur ou d’un refus de la fortune, mais d’une réussite ou d’un échec dont les époux sont les ouvriers et les responsables. Chacun est confié à l’autre, non comme un trésor dont il n’aurait qu’à toucher la rente, mais comme une semence fragile sur laquelle il devra veiller toute sa vie pour la sauver et l’épanouir.

Car l’amour ne meurt que chez ceux qui le laissent mourir – ou qui le tuent. Il faut incriminer ici, avant tout, le climat de facilité et d’hédonisme dans lequel nous vivons, et cette religion frelatée de « l’amour » dont le premier dogme est le droit inconditionnel au bonheur. J’ai dit autrefois que les êtres qui confondent l’amour et le bonheur finissent toujours par se venger sur l’amour de leurs échecs dans la poursuite du bonheur. L’amour est un devoir avant d’être un plaisir. Le bonheur nous est donné gratuitement et par surcroît comme l’ombre et le fruit de l’arbre sur le chemin, mais il n’est pas le chemin et encore moins le but. Le chemin est le dévouement et le but l’unité. Épouser un être, c’est lier sa destinée à la sienne et veiller sur lui à travers toutes les vicissitudes de l’existence. L’expression : avoir charge d’âme s’applique d’abord et par excellence au mariage : « On est responsable de ce qu’on a apprivoisé »... Les époux doivent ressembler à des jardiniers attentifs qui cultivent la même plante – leur amour – plutôt qu’à des convives goulus attablés devant le même festin : leur plaisir.

J’ai parlé d’infantilisme et d’immaturité. Ce qui caractérise le petit enfant, c’est de se considérer spontanément comme le centre de l’univers et de ne poursuivre que son plaisir immédiat. Trop d’adultes ne dépassent guère ce stade, et c’est ce qui explique ce coulage de l’amour, cette impuissance de la fleur à devenir fruit.

Mais qu’est-ce que la maturité de l’amour et que manque-t-il aux époux pour y parvenir ?

Il leur manque – et nous touchons là aux deux conditions essentielles de l’épanouissement de l’amour – de savoir se détacher des éléments superficiels et éphémères de l’union conjugale et de s’attacher davantage à ce qui en constitue la réalité profonde et permanente.

Quelqu’un a dit qu’il ne faut pas demander au même breuvage l’ivresse et la nourriture. L’enchantement du premier amour ne résiste pas à l’épreuve du réel. La vie commune a cet amer et tonique privilège d’épuiser très vite le pouvoir d’illusion des passions naissantes.

« Aimer, a-t-on dit encore, ce n’est pas se manger l’un l’autre, c’est avoir faim ensemble. » Ce qui nourrit et cimente l’union entre deux êtres, ce ne sont pas seulement les satisfactions de la chair et du moi – plaisir physique, aide matérielle, orgueil d’être aimé et admiré, etc. – c’est surtout l’assomption de l’amour humain dans une réalité qui le dépasse : l’accomplissement des mêmes devoirs, la réponse à la même vocation, la poursuite du même idéal. Le seul amour qui relie vraiment est un amour religieux, au sens le plus profond et le plus universel du mot, c’est-à-dire un amour où les liens réciproques procèdent des liens communs. L’égoïsme à deux, en isolant le couple dans son étroite sphère d’échanges bornés et exclusifs, conduit l’amour à l’inanition et à l’asphyxie. « Celui qui veut sauver sa vie la perdra... » De même, en vertu de ce paradoxe divin qui forme le nœud de notre destin, deux époux sont d’autant plus unis l’un à l’autre qu’ils s’ouvrent davantage ensemble aux réalités que le temps ne mesure pas : le vrai, le beau, le bien – cette gerbe de valeurs immortelles dont Dieu est le lien. Car on n’échappe à la mort que dans la mesure où l’on participe à l’éternité.

C’est en s’imprégnant, en se nourrissant de ces valeurs que l’amour atteint sa maturité. Un amour mûr ressemble à un fruit mûr. Il en a la tendresse – non pas l’effusion sentimentale et charnelle qu’on désigne ordinairement par ce mot, mais une compassion, une sollicitude infinies pour la semence d’éternité qui repose dans l’âme de l’être aimé : « Votre amour, ah ! que ce soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés ! » disait Nietzsche. Il en a la transparence – cette lucidité bienveillante qui succède, chez les vieux époux, aux ardeurs aveugles des passions :

 

« Et l’on voit de la flamme aux yeux des jeunes gens,

Mais dans l’œil du vieillard on voit de la lumière. »

 

Il en a enfin le détachement : la fleur et le fruit vert adhèrent à la branche, mais le fruit mûr se laisse cueillir sans révolte...

Un tel amour ne redoute pas la stagnation de l’habitude et de l’ennui, car il vogue sur un courant intarissable qui l’emporte vers l’infini.

Il surmonte aussi ses propres crises, et les tentations d’infidélité qu’elles provoquent. Le mot crise, en grec, signifie choix, séparation, jugement. Tout état de crise – depuis les affres de la naissance (qui est une espèce d’agonie) jusqu’à celles de l’agonie (qui prépare une nouvelle naissance) – est un phénomène de transition, une mue entre deux phases de notre évolution. Dans les crises physiologiques comme la naissance et la mort, nous n’avons pas le choix. Dans les crises psychologiques, nous sommes juges du dénouement de la lutte qui se livre en nous, dans ce sens que nous pouvons accepter ou refuser librement la métamorphose. L’époux déçu qui réagit par l’infidélité cède à la tentation trop humaine de revenir en arrière ; il recommence au lieu d’accomplir ; il ressemble à un sculpteur qui, découragé par les efforts qu’exige l’achèvement d’une statue, revient aux faciles et incertaines promesses de l’ébauche. C’est le recul nostalgique de l’automne vers le printemps : « On dirait que mon sang veut remonter son cours », soupirait le vieux Lamartine. Hélas ! le fruit qui redoute la maturité et la chute achève d’avorter par cet effort qu’il fait pour redevenir fleur...

Indépendamment de son côté immoral (la rupture d’un pacte sacré) un tel état d’esprit implique une absurdité sur laquelle on ne mettra jamais assez l’accent. Comment un homme peut-il faire sérieusement une promesse qui prend sa source dans le reniement d’une autre promesse ? Une maison éboulée n’est pas un bon fondement pour bâtir une nouvelle demeure. Et le même ver de la déception et de l’inconstance qui a rongé le fruit du premier amour se retrouve dans la jeune fleur, née de ses œuvres.

En définitive, l’issue des crises de l’amour dépend de notre choix et de notre fidélité. La même épreuve qui, repoussée, aboutit à l’avortement, débouche, acceptée et dominée, sur un approfondissement et une purification. Les fiancés et les jeunes époux rêvent la plénitude et l’éternité de l’amour comme les Hébreux sortant d’Égypte rêvaient aux splendeurs de la Terre promise. Mais pour que le rêve devienne réalité, il faut affronter et surmonter les fatigues, les périls et la monotonie d’un long voyage. Dans le mariage, comme dans la création artistique ou la vocation religieuse, nul n’a jamais atteint la Terre promise sans traverser des déserts. Et c’est par là que les épreuves du mariage font la preuve de l’amour.

 

 

Gustave THIBON.

 

Paru dans L’Anneau d’or en 1964.

 

 

 

 

 

 

 

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