La fuite de Caïn

 

 

IL avait, le maudit, tant marché, tant couru,

Suant a l’air glacé, grillant à l’air torride,

Qu’il bondit, comme un lynx, au fond d’une eau putride

Où grouillaient l’hydre informe et le crapaud ventru.

            – Vengeance ! le cloaque est rouge !

 

Il s’enfuit en hurlant, défait, horrible, impur,

Car il avait revu ce sang, onde vermeille,

Qui s’était échappé, bouillonnant, de l’oreille...

Il s’en alla, sauvage et fou, l’œil dans l’azur.

            – Anathème ! le ciel est rouge !

 

Il roula dans les buis, les ronces, les jasmins,

Terrassé, foudroyé par ce flux de lumière

Qui lui remémorait sa lâcheté première ;

Il roula, sanglotant, la tête dans les mains.

            – Fatalité ! sa main est rouge !

 

Rugissant de douleur, rongé de désespoir,

Il défit brusquement l’énorme peau de bête

Qui lui ceignait les flancs, et s’en couvrit la tête.

Si l’azur est sanglant, le voile opaque est noir.

            – Dérision ! la bête est rouge !

 

Pris d’une sourde rage, il la saisit, la sent,

La froisse et la déchire en ses dents ivoirines ;

Et pendant que l’effroi dilate ses narines,

Il regarde, atterré, son nombril repoussant.

            – Damnation ! son ventre est rouge !

 

Il s’enfuit, éperdu, vers les ombres du soir.

Il courut longtemps par les steppes, les clairières,

Les gouffres, les ravins, les fanges et les pierres.

Haletant et meurtri, Cain voulut s’asseoir.

            – Calamité ! le sol est rouge !

 

La fièvre frappant à grands coups son crâne étroit,

Il repartit plus sombre et plus craintif encore

Dans la plaine où son pied rencontra, vers l’aurore,

Au sein des lys, un corps chaste, immobile et froid.

            – Horreur ! Abel, la langue rouge !

 

 

 

Charles THOMÉ.

 

Recueilli dans Le Parnasse contemporain savoyard,

publié par Charles Buet, 1889.

 

 

 

 

 

 

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