Le lévrier du ciel

 

 

Je Le fuyais, le long des nuits et le long des jours ;

Je Le fuyais, dessous les arceaux des années ;

Je Le fuyais, à travers le dédale

De mon propre esprit ; et dans la buée des larmes

Et sous le flux du rire je me cachais de Lui.

Par des perspectives d’espoirs je m’élançais ;

Et sombrais, précipité,

Dans les Titaniques ténèbres des terreurs béantes,

Par devant ces Pieds puissants qui suivaient, qui poursuivaient.

 

Mais d’une course sans hâte,

Et d’un pas invariable,

D’une vitesse assurée, avec majestueuse instance,

Ils retentissent – et une Voix retentit

Plus pressante que les Pieds –

« Toutes choses te trahissent, toi qui Me trahis. »

 

J’en appelais, en hors-la-loi,

À mainte fenêtre de bon cœur, aux rideaux rouges,

Au treillis de charités entrelacées ;

(Car, bien que je connusse Son amour qui suivait,

Étais-je en grande transe

Que, Le possédant, je ne dusse avoir rien d’autre) ;

Mais, si l’une des petites fenêtres s’ouvrait grande,

Le vent de Son approche la faisait clore.

La Peur ne sait pas fuir autant que l’Amour sait poursuivre.

Au delà des confins du monde j’ai fui,

Et j’ai violé le seuil forgé des étoiles,

Heurtant pour un abri à leurs barreaux sonores ;

Troublant de douces discordances

 

De balbutiements argentins les havres pâles de la lune.

Je dis à l’aube : Sois soudaine ; au soir : Sois prompt ;

Sous tes tendres floraisons célestes dérobe-moi

À ce formidable Amant !

Déroule ton voile vaporeux autour de moi, qu’il ne me voie !

Je tentai tous ses serviteurs, mais pour trouver

Ma propre défaite dans leur constance,

Dans leur fiance en Lui leur défiance de moi,

Leur traîtresse loyauté, et leur loyale traîtrise.

De toutes les choses rapides j’implorai la rapidité :

Je me crispai à la crinière stridente de tous les vents ;

Mais soit qu’ils balayassent, doucement fugaces,

Les immenses savanes de l’azur ;

Ou que menant la Foudre,

Ils fissent résonner son char de par un ciel

Éclaboussé de brefs éclairs autour de leurs sabots rués : –

La Peur ne sait pas fuir autant que l’Amour sait poursuivre.

 

Toujours d’une course sans hâte,

Et d’un pas invariable,

D’une vitesse assurée, avec majestueuse instance,

S’avançaient les Pieds acharnés,

Et une Voix plus fort qu’eux retentissait –

« Rien ne t’abrite, toi qui ne veux pas M’abriter. »

 

Ce pour quoi j’errais, je ne le cherchai plus

Sur visage d’homme ou de vierge ;

Mais dans les yeux des petits enfants

Une chose, une chose semble répondre ;

Eux du moins sont pour moi, sûrement pour moi !

Je me tournai vers eux tout anxieusement,

Mais comme leurs jeunes yeux s’embellissaient soudain

De réponses commençantes,

Leurs anges les écartaient de moi par la chevelure.

« À vous alors, autres enfants, les tiens Nature – partagez.

Avec moi » (dis-je) « votre savoureuse familiarité ;

Que je puisse vous fêter lèvre à lèvre,

Qu’avec vous je tresse des caresses,

Folâtrant

Avec les mèches éparses de notre Mère-Souveraine,

Festoyant

Avec elle dans son palais aux murs mouvants,

Au-dessous de son dôme bleu,

M’abreuvant, selon votre manière candide,

À ce calice

De la transparente et la pleurante rosée. »

 

Ainsi fut fait :

À leur savoureuse familiarité je fus admis

Et forçai les portes de la secrète Nature.

Je saisis toutes les fugitives confidences

De la face primesautière du ciel ;

Je sus comment les nuages s’essorent,

Écume issue des sauvages renâclements marins ;

Avec tout ce qui naît ou meurt

Je m’élevai et retombai ; j’en faisais la mesure

De mes propres humeurs, misérables ou divines.

Avec les choses me réjouissais et lamentais :

J’étais languissant du crépuscule,

Quand il allume ses cires scintillantes

Autour des grâces du jour défunt.

Je riais dans les yeux du matin ;

Je m’exaltais et m’attristais avec la nue,

Le Ciel et moi pleurions ensemble,

Et ses larmes douces prenaient le sel de mes pleurs humains.

Contre l’émoi du cœur sanglant des soirs

J’appuyai le battement du mien,

Et partageai sa rayonnante chaleur ;

Mais rien de cela, rien, qui allégeât ma douleur d’homme.

Mes larmes en vain coulaient à la face en grisaille du Ciel.

Car hélas ! nous ne savons de concert nous entendre,

Les choses et moi ; c’est par sons que je parle –

Les leurs ne sont que mouvement, elles parlent par silences.

La Nature, chiche marâtre, ne peut étancher ma soif ;

Que si elle me désire sien,

Elle laisse de son sein glisser le voile aérien et me découvre

Les sources de sa tendresse :

Jamais aucune goutte de son lait n’a rafraîchi

Ma bouche altérée.

 

Plus proche et plus proche court la chasse,

D’un pas invariable,

D’une vitesse assurée, avec majestueuse instance,

Et par devant les Pieds bruyants

Une Voix vient plus prompt encore –

« Regarde ! Rien ne te satisfait, toi qui ne Me satisfais pas. »

 

Nu j’attends le coup levé de Ton amour !

Mon harnois, pièce à pièce tu l’as arraché,

Et tu m’as jeté sur les genoux ;

Je suis sans défense aucune :

Je dormais, – pensé-je, – et m’éveillai,

Et mon lent regard m’a vu dépouillé dans le sommeil.

Avec la folle violence de ma jeune force,

J’ébranlai le temple de mes heures,

 

Et ma vie s’est effondrée ; maculé de fange,

Je reste dans la poussière des ans amoncelés ;

Ma jeunesse en lambeaux gît morte sous leurs poids.

Mes jours ont pétillé et monté en fumée,

Ont bouillonné et se sont dispersés comme rais de soleil sur un torrent.

Oui, c’est maintenant la brisure même du rêve

Pour le rêveur, et du luth pour le toucheur de luth ;

Même les fantaisies en guirlande, par quel nœud fleuri

Je balançais la terre comme un joyau à mon poignet,

Cèdent ; liens de trop faible valeur

Pour la terre, de lourdes peines si surchargée.

Quoi ! Ton amour est-il en vérité

Une ronce, bien qu’une ronce amarantine,

Ne permettant qu’à ses propres fleurs de croître ?

Quoi ! dois-tu –

Imagier éternel –

Quoi ! faut-il que tu flambes le bois avant que d’en pouvoir fait œuvre ?

Ma fraîcheur a répandu dans la poussière sa flottante averse ;

Et maintenant mon cœur est une fontaine brisée,

Où les larmes stagnent, à jamais épanchées

Par les moites pensées qui frissonnent

Sur les branches soupirantes de mon esprit.

C’est ainsi ; que sera-ce ?

Quand la pulpe est si amère, quel goût aura l’écorce ?

Je devine à peine ce que le Temps confond dans ses brumes ;

Cependant par moments une trompette sonne

Aux remparts mystérieux de l’Éternité ;

Les brouillards ébranlés découvrent un espace, puis

Autour des tourelles entr’aperçues lentement se reforment.

Mais pas avant que celui-là qui fait semonce

Je ne l’ai d’abord vu, drapé

D’une sombre robe de pourpre, et le cyprès au front ;

Je sais son nom, et ce qu’annonce sa trompe.

– Que ce soit le cœur ou la vie de l’homme qui te donne

Ta moisson, doivent-ils les champs de Ta moisson

Être engraissés de mort putride ? –

 

Maintenant, de cette longue poursuite

Le bruit se fait tangible ;

Cette Voix m’entoure comme une mer déchaînée :

« Ton argile est-elle assez en ruine,

Écroulée débris sur débris ?

Vois, toutes choses te fuient, parce que tu Me fuis !

Être bizarre, pauvre, vain,

D’où viendrait-il qu’on pût te distinguer d’amour ?

Puisque nul hors moi ne fait quelque chose de rien (dit-Il),

Et l’amour humain demande le mérite humain :

Comment l’as-tu mérité –

De toutes les mottes de terre toi la motte la plus souillée ? –

Non, tu ne sais pas

Combien peu digne tu es d’aucun amour !

Trouveras-tu pour t’aimer toi abject,

Sauf Moi, sauf Moi seulement ?

Tout ce que je t’enlevai, je te l’ai pris,

Non pour ton dam,

Mais pour que tu puisses le venir quérir en Mes bras.

Tout ce que ton erreur d’enfant

S’imagine perdu, je l’ai pour toi mis en Ma garde :

Lève-toi, prends Ma main, et viens ! »

 

À mon côté les pas ont fait halte :

Mes ténèbres, après tout, ne sont-elles

Que l’ombre de Sa main, étendue pour la caresse ?

« Ah, le plus fol, le plus aveugle, le plus faible,

Je suis Celui-là que tu cherches !

C’est l’amour que tu repoussais, toi qui Me repoussais. »

 

 

 

Francis THOMPSON.

 

Traduit par Auguste Morel.

 

Recueilli dans La poésie anglaise,

par Georges-Albert Astre,

Seghers, 1964.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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