Méditation d’un jour d’hiver

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Albert THOMAS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a de la neige depuis hier et la campagne apparaît charmante sous son vêtement d’hermine. Le ciel, moiré ce matin de vert pâle, d’oranger et de rose, est à cette heure couleur d’argent. À travers ma vitre où s’effacent les dernières broderies du givre, j’aperçois les maisons de mon village enveloppées de fourrure neuve, les arbres au dessin précis et la crête blanche du coteau qui s’en va, à droite et à gauche, vers Chalifert et vers Lagny, dont les clochers pointus brillent au loin comme des aiguilles de glace. La lumière est froide et vive. Un rayon rôde dans ma pièce, projette sur la muraille l’ombre vague des rideaux, illumine les fleurs du tapis, les fins moulages de Tanagra, les paons de Rhead rouant leur queue ocellée et caresse par instants le gros livre ouvert devant moi sur ma table.

Ce gros livre, ce sont les Annales du Pays de Lagny. Sa compagnie me fut aimable et douce par cette claire matinée de janvier. Avec beaucoup de patience, avec une piété vraiment filiale, l’auteur, M. Jacques-Amédée Le Paire, a recueilli les vestiges d’un modeste mais honorable passé, fixé le souvenir d’une population qui fut, en somme, active, généreuse et fière, construit l’autel même où se doit aller recueillir notre amour de la petite patrie.

J’aime infiniment les histoires locales, elles sont humbles et cordiales ; elles abondent en faits menus, mais de signification profondément humaine ; on y rencontre de bien jolies légendes dédaignées par la grande Histoire.

Oh ! ces légendes au charme ingénu que nos ancêtres apprirent de leurs ancêtres et que nous laissons se perdre parfois dans la mémoire des vieilles gens. J’en sais une qui sans doute n’est pas rapportée par les livres.

Dans l’église d’un bourg de Normandie, on montrait, quand j’étais enfant, près la statue de la Vierge, une lourde pierre scellée au mur à l’aide d’une chaîne de fer. Ce silex témoignait, disait-on, d’un événement merveilleux. Jadis, dans le château dont les ruines empanachées de lierre dominent encore le bourg en question, vivait un très puissant seigneur. Ce seigneur possédait une femme adorable, grande et souple, teint de perle, haleine d’ambre et longs yeux de volupté. Il partit un jour en Terre-Sainte et la belle garda le logis. On considérait déjà comme fort imprudent de laisser s’ennuyer les dames. Quand le seigneur revint de Palestine, on lui déclara que la sienne avait trouvé dés distractions. La justice en ces temps était simple et rapide ; la châtelaine, une pierre au cou, fut tôt jetée à la rivière. Mais il advint qu’elle demeura sur l’eau malgré le lest dont on l’avait pourvue. Le seigneur vit que la Providence lui enseignait par là l’innocence de sa compagne. Il repêcha l’épouse calomniée, lui demanda pardon et voulut consacrer à la Vierge la pierre instrument du prodige. Voilà du moins ce qu’on raconte. Libre à vous de douter du miracle ou de penser que surnager dans de pareilles conditions vous eût paru, chez la dame, bien loin d’une preuve d’innocence, le signe d’une évidente légèreté.

Les légendes que rapporte M. Jacques-Amédée Le Paire, sobrement, avec toutes les réserves dont s’environne la vraie critique, ne prêtent pas, pour la plupart, à ces interprétations malignes. Ce sont des histoires de saints, respectables et charmantes, fleurant de non équivoques parfums. L’histoire de saint Fursy m’a tout à fait édifié.

Saint Fursy était né en Irlande ; après avoir évangélisé ses frères, il s’en vint enseigner aux Francks les bonnes œuvres et la piété. Chlodowig II, roi de Neustrie, lui ayant permis de fonder un monastère dans l’endroit du royaume qui lui plairait le mieux, il remonta la Marne et s’arrêta devant Lagny. Le lieu en ces temps-là pouvait sembler sombre et sauvage. Une forêt de chênes couvrait les hauteurs et s’étendait jusqu’à la rivière, coulant, froide et lente, à travers les plantes d’un marais. La ville n’était sans doute qu’une pauvre bourgade, habitée par des pêcheurs, des chasseurs et des gardeurs de troupeaux. On y eût vainement cherché ces clairs et fins aspects, ces promenades, ces jardins, ces villas, ces guinguettes du bord de l’eau qui sont, aux jours d’été, la joie des artistes et des canotiers parisiens. Saint Fursy le jugea, tout de même, favorable à ses projets. Il y fit construire une abbaye et trois chapelles, puis, entouré de calmes disciples, y vécut dans l’étude et la méditation.

Durant toute son existence, saint Fursy demeura en grande estime auprès de Notre-Seigneur. Un jour qu’il grelottait la fièvre, celui-ci lui dépêcha un ange pour lui prescrire l’eau froide. Le saint n’aperçut dans le voisinage ni citerne, ni ruisseau, mais, sur un autre conseil du céleste messager, « il ficha son baston en terre seiche... Et incontinent en sailly une fontaine moult belle et moult dilectable, qui oncques puis ne failly ne jamais ne fauldra ». Par la suite, pour calmer ses fréquents malaises, il agit « comme il avait été admounesté par l’angèle ». La fameuse Fontaine de la place du Marché est due à l’un des miracles du saint et l’eau que l’on voit sourdre encore en sa vasque de pierre eut longtemps la vertu de guérir les malades. Cette vertu disparut quand disparut la foi qui l’avait créée. Car la foi seule fait les prodiges. Mais, dites-moi, comment trouvez-vous la légende ? Cette sollicitude de Dieu pour son bon serviteur n’est-elle pas tout simplement exquise et notre conception de l’universelle Nécessité ne donne-t-elle pas un charme bien piquant à ces interventions dans les choses terrestres de l’antique et vénérable Providence ?

L’auteur des Annales nous entretient encore – et trop brièvement à mon gré – d’autres saints, comme Thibault, Ansilion, Éloque, Mombole et Maldegaire, dont les mérites furent infinis sans doute mais ne menèrent pas grand bruit de par le monde. Puis il nous conte, d’année en année, l’histoire des ancêtres, les prospérités, les épidémies, les famines, les étés cléments, les durs hivers, les moissons heureuses, la grêle et les gens d’armes, ravageant les récoltes, les batailles, les sièges et les pillages, et les humbles travaux de la paix succédant aux rudes travaux de la guerre.

Dans la campagne qui peu à peu s’égaie de pâturages et de vignes, dans la ville qui lentement s’entoure de murailles et se hérisse de toits aigus, retentissent les clameurs d’alarme ou de fête – Noël ! Noël ! Devant la porte Vacheresse l’allégresse publique salue les arbalétriers. Morions et brassards au soleil, bannières flottant contre l’azur, ils escortent prisonniers anglais et bourguignons ; Jeanne d’Arc chevauche à leur tête, belle et dorée comme un saint Georges, dans la gloire du matin d’avril ! – Hosannah ! Hosannah ! L’enfant gisait depuis trois jours et rien qu’en priant Notre-Dame, la Pucelle l’a ressuscité. Sous la voûte de la basilique, jusqu’aux régions des triforiums où l’encens roule en volutes bleuâtres, le chant des vierges monte, célébrant le miracle ! – Aux armes ! Aux armes ! Ce sont les Huguenots, ce sont les meurtres, les viols et l’incendie, sûrs lieutenants du comte de Lorges ! – Qui donc, par une cruelle malice, a demandé : « Combien vaut l’orge ? » rappelant le nom détesté ? L’orge ! L’orge ! Le cri vole de bouche en bouche, la ville prend ses airs d’émeute et la justice populaire va plonger le mauvais plaisant dans la vasque de saint Fursy !

Ding ! Ding ! Dong ! notes bourdonnantes, abeilles de bronze et de fer, la voix des cloches emplit la cité ! Ding ! Ding ! Dong ! Sur sa place de la Fontaine, où les maisons des Halles dressent leurs étages à encorbellement et leurs cinq pignons égaux, débouchant par les rues du Pont, de l’Abbaye et d’Angleterre, voilà les aïeux qui défilent en hallucinantes images. Vêtus du froc, du roque et du cuculle, voilà les moines et leurs prieurs ; sous la cuirasse, le pourpoint ou la cotte, ayant casque, barrette ou chaperon, robe de velours, de drap ou de futaine, coiffe blanche ou hennin d’orfroi, voilà les grands seigneurs, les soldats, les prévôts, les baillis, les marchands, les nobles dames, les bourgeoises, les religieuses, les ribaudes et les gouges, ceux qui furent puissants et fiers, ceux qui furent humbles et pauvres, celles dont l’âme avare, économe ou prodigue, parut rose close, rose fleurie pour un seul ou rose offerte à tout venant.

Ding ! Ding ! Dong ! Il neige maintenant, à duvet léger ; au son des cloches plus lointaines, les anciens hôtes de Lagny défilent toujours et j’en reconnais quelques-uns au passage. – Je vous salue ! Kennedy, Geoffroy, Jehan Foucault, Mathieu Morillon, compagnons de la bonne Jeanne, et toi, Milon, docte et charitable, et vous messire de Loré, gouverneur de notre Ville ! – Dieu vous garde ! Robert Gobin, doyen de crestiète, qui, le front bas et la mine absorbée, songez sans doute à vos Loups ravissants ! – Bonjour, Godefroy, « li clers ». Je te distingue aux trous de ton surcot ; tu promènes noblement la misère des poètes et tu n’as dans ton escarcelle d’autre or que celui de tes rimes ! Et je vous accueille encore d’une parole cordiale, Philippe Charpentier, prêtre plein de sapience, Jacques Le Paire, généreux philanthrope, et vous, Denis Fournier, avisé chirurgien, et vous, Thibaud Bugealeau, Jean Morel, Gabillant, Edme Vignette, Augustin Dode, Eustolie Champion, Guillaume de Ferrières, « marchand de bled », Nicolas Merlat, bon curé de Dammard, et vous Anne de Crouy, et vous Guillemette, et toi Marion, douce fille qui trépassas, il y a bien longtemps, « après la Saint-Martin d’été »... Mais comme vous êtes pâles, mes maîtres, comme vos yeux semblent mornes dans l’éclat de la neige tombante ! Quelle pensée vous fait cet air d’insondable tristesse ? Serait-ce le regret de votre vie perdue et, malgré mon souvenir amical, le sentiment de cet oubli qui s’épaissit sur vous, telle cette neige aux flocons plus denses et qui vous voile à jamais, ô vous tous et toutes, « les petites gens de l’Histoire ».

... Une phrase de Jules Laforgue dans les Moralités légendaires m’a toujours empli de mélancolie : « Elles furent aussi, les petites gens de l’Histoire, apprenant à lire, se faisant les ongles, allumant chaque soir la sale lampe, amoureux, gourmands, vaniteux, fous de compliments, de poignées de main et de baisers, vivant de cancans de clochers, disant : « Quel temps fera-t-il demain ? Voici l’hiver qui vient... Nous n’aurons pas eu de prunes cette année ! » Chez un esprit rare et charmant, pareille ironie me chagrine. Elle me semble injuste et plus encore cruelle. Certes, beaucoup d’êtres n’ont pas vraiment vécu, n’ont trouvé à l’existence ni sens profond ni saveur et ne furent sur terre que de vagues fantômes. Mais beaucoup aussi ont joué avec conscience leur rôle humain, ont aimé, ont souffert, ont collaboré selon leurs moyens à l’œuvre universel. À présent les voilà tous morts ; leurs générations, pareilles aux générations des feuilles, comme dit le poète grec, ont passé autant que celles-ci fugitives et légères. Et pourtant, même les plus inutiles, même les plus vains ont eu l’effroi de cette destruction totale, de cet absolu néant. Les uns se sont étourdis de divertissements, entourés de futiles apparences pour ne pas entrevoir l’abîme, les autres, savants, écrivains, soldats, se sont efforcés de leur mieux dans leur métier ou dans leur art, opposant à la réalité terrible leur espoir d’immortalité. Seuls les saints, comme Éloque, Ansilion, Mombole et Maldegaire, n’ont pas redouté l’oubli, la gloire leur paraissait la pire des vanités, s’anéantir en Dieu était leur grand désir.

Nous qui ne sommes pas des saints et qui, bien sûrs de mourir tout entiers, sacrifions pourtant la tranquillité de cette vie à l’impossible rêve de nous survivre, donnons une pensée pieuse aux petites gens de l’Histoire. Peut-être, un jour des temps futurs, un jour que l’éternel soleil viendra dorer la neige d’un clair matin d’hiver, quelque personne amoureuse du passé, rencontrant notre nom sans gloire dans l’œuvre d’un historien local, voudra-t-elle faire aussi à notre ombre la charité d’un souvenir.

 

 

 

Albert THOMAS.

 

Paru dans La Sylphide en 1902.

 

 

 

 

 

 

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