Or oyez tous une folie…
Or oyez tous une folie,
Qui surgit en ma fantaisie :
Me vient le désir d’être mort,
Pour ce que j’ai vécu à tort ;
Laisse le mondain réconfort,
Pour parcourir plus droite voie.
Ce monde est une escroquerie,
Où tous se prennent aux cheveux :
Qui sort vainqueur de la bagarre,
Est homme de grand gaillardise.
Qui du monde se fait acquêt
Fait un triste gain très infâme ;
Quand au Christ en rendra raison,
Perdra toute sa marchandise.
Nous verrons alors tout le gain,
Que chacun aura apporté
Par devant le grand tribunal
De notre céleste Messie.
Renouvelle toi, créature,
Qui a l’angélique nature ;
Si restes en cette laideur,
Toujours seras enténébrée.
Ai escrimé jà tant d’années,
Pour fuir mondaines illusions,
Toujours trouve plus de misères,
Qui à l’enfer tout droit me mènent.
Si suis homme, le veux montrer,
Me veux moi-même renier,
Et de la Croix me veux charger,
Pour faire une grande folie.
Cette folie est ainsi faite :
Me jetterai à corps perdu
En troupe grossière et folle,
Folle d’une sainte démence.
Christ, tu connais tout mon dessein,
Que j’ai le monde en grand dédain,
Où je restais dans le désir,
De savoir bien philosophie,
De métaphysique savoir
Et de voir par théologie
Comment peut l’âme posséder
Dieu, par toutes les hiérarchies.
Scruter la Sainte Trinité,
Comment n’est qu’une Déité,
Et comment fut nécessité
Pour Dieu de descendre en Marie.
Mais mon dessein n’est plus cela,
Car la mort se tient près de moi ;
Qui dévie et peut aller droit,
Semble que mémoire ait perdu.
Science est chose très divine,
Creuset où le bon or s’affine :
Mais tant d’hommes a mis en ruine
Sophistique Théologie.
Or oyez que me suis pensé :
D’être fou de tous réputé,
Ignorant, sot et sans mémoire,
Homme plein de bizarrerie.
Je vous laisse les syllogismes,
Les insolubles, les sophismes,
Hippocrate et ses aphorismes,
Et l’art subtil de calculer.
À crier Socrate et Platon,
Vous laisse épuiser votre souffle,
Argumenter de tout côté,
Pour prouver une insanité.
Je vous laisse l’art délicat,
Qu’Aristote a mis dans ses œuvres
Et les platoniques doctrines,
Qui la plupart sont hérésie.
Un très pur et simple intellect
S’en va en haut du ciel tout net,
Monte à la divine vision,
Sans toute leur philosophie.
Je laisse les écrits antiques,
Qui jadis m’étaient tant amis,
Et de Tullius les rubriques,
Qui m’étaient telle mélodie.
« Non sufficit ut sciamus,
Sed ut bonum peragamus :
Habitum conficiamus
Usu, arte et recta via. »
Laisse mon père, mes parents,
Mes amis et moult connaissants ;
Pourtant me sont des dards poignants
De dépouiller ainsi ma chair.
Laisse musique et chansonnettes,
Jolies dames et damoiselles,
Leurs mines, mortelles sagettes,
Et toute leur subtilité.
Pour vous prenez tous les florins,
Tous les ducats et les carlins,
Les nobles, les écus génois,
Et ainsi faite marchandise.
Laisse encor fortune menteuse
Travailler à ses bagatelles ;
Quand plus à nous se montre belle,
Comme anguille glisse et s’en va.
Je laisse en grande confusion
Le monde et toute sa raison,
Avec ses fausses opinions,
Qui du souverain bien dévient.
Vous laisse dire mal de moi :
Ainsi disait, ainsi faisait.
Sale bête, corrige-toi,
Toi et ta vie fausse et perverse.
Dites, dites ce que vous plaît,
Car l’homme sage est qui se tait,
Monde adieu, monde fallacieux,
Suis pourtant hors de ton pouvoir.
Ô mon honneur, te recommande
À la rosse qui va brayant ;
Indulgence de plus d’un an
À qui me dira vilenie !
Je possède pour capital
Que suis habitué au mal ;
Intellect a vraiment royal
Qui s’entend à ma frénésie.
Je réconforte les esprits,
Qui de l’autre monde ont concepts,
Qu’ils vainquent les mondains préceptes,
Ne sont rien autre que mensonge.
L’Évangile seul je veux suivre,
Qui nous montre au ciel à monter ;
Disposé suis à obéir
À sa doctrine de piété.
Ô mon Seigneur plein de douceur,
Donne-moi la grâce de force,
Que souffrir puisse l’âpreté,
Que pourtant suivre je voudrais.
Ô mon Seigneur plein de pitié,
Et d’une bonté infinie,
Donne-moi pure humilité
Et du monde suprême oubli.
Daigne m’accorder ta clémence,
Chasteté et obéissance,
Force à me mettre en pénitence,
Sans jamais faire reculade.
Donne-moi en foi haute place,
De chasteté un ardent feu,
Que me consume en son beau jeu,
Sans jamais nulle hypocrisie.
Broie-moi et détruis-moi le cœur
En grande plainte liquéfié,
Tel que de tout geste mondain
Plus aucune mémoire n’aie.
Donne-moi de pleurer ta mort,
Que pour nous tu souffris si dure,
Pour nous vouloir ouvrir les portes
Qu’Adam nous avait refermées.
Permets que je pleure et soupire
Sur ton long et âpre martyre,
Que je veuille même en mourir
Et garde tel enchantement.
Fais que je pleure mes péchés
En un chaos tous rassemblés,
Qui ont couvert de leurs souillures
Tous les recoins de ma conscience.
Accorde-moi, pour tout pécheur,
De pleurer beaucoup son erreur,
Toujours que je te prie, Seigneur,
De pardonner à sa folie.
Fais que je dise ce doux chant,
Qui par le ciel dans tous les coins
Résonne partout : Saint, Saint, Saint,
Le beau Fils de Dame Marie !
Fais que je marche sur tes traces,
Même si vais en divaguant,
Mon pauvre esprit impétueux
Rien autre que toi ne désire.
Pour avoir la vie veux la mort ;
Que Dieu m’aide et me réconforte,
Qu’il me fasse constant et fort
En ce jour dont j’ai tant envie.
En âpre et grande religion
Je vais me soumettre à l’épreuve ;
Si je suis airain ou laiton
Bientôt nous en aurons la preuve.
Je vais en tout m’annihiler,
Et d’une autre masse me faire,
Mon libre arbitre dépouiller
De toute volonté mauvaise.
Je m’en vais à grande bataille,
À grand effort, à grand travail ;
Ô Christ, que ta force me vaille,
Que j’en sorte victorieux.
Je vais aller crier aux pieds
Du Christ : « Miserere mei ;
Je clamerai : Las moi, las moi ;
Donne aide à mon iniquité !
Je vais aimer d’amour la Croix,
Dont la chaleur déjà me brûle,
Et la prier, en humble voix,
Que, pour elle, fou je devienne.
Je vais prier le Crucifié,
Que me tire en haut d’ici-bas
Et qu’écoute avec attention
Ma rude et grossière harangue.
Vais faire l’âme contemplante
Et de ce monde triomphante,
Serai quiet et jubilant
En suavissime agonie.
Vais tenter si en Paradis
Peux entrer comme m’en avise,
Pour jouir des chants et des ris
De la céleste compagnie.
Seigneur, donne-moi de savoir
Et de faire ici ton vouloir ;
Puis, que soit fait ton bon plaisir,
Que damné ou sauvé je sois !
Jacopone da TODI.
Traduit de l’ombrien par Pierre Barbet.