Tropar

 

MOTET DE REQUIEM

 

 

Quelle est la douceur qui, dans cette vie,

Ne se mêle pas de larmes terrestres ?

Quel est le désir qui ne reste vain,

Parmi les humains où est l’homme heureux ?

Tout passe ici-bas, tout n’est que néant

De ce que nous conquérons à grand-peine.

Est-il ici-bas quelque renommée

Dont le fondement soit ferme et constant ?

Tout est cendre et nuit, fantôme et fumée.

Tout fuit ainsi qu’un tourbillon poudreux,

Et devant la Mort nous sommes tous là,

Privés de toute arme et de toute force.

La main du puissant elle-même est faible,

Et des souverains les volontés nulles...

Seigneur, ouvre à ton esclave défunt

La porte des asiles bienheureux.

 

Comme un guerrier plein de courroux la Mort

M’a pris, m’a dépouillé comme un voleur,

La gueule de mon tombeau s’est ouverte,

Béante, elle a saisi mon corps terrestre.

Songez au salut, parents et enfants,

C’est moi qui, du tombeau, vous mets en garde,

Songez au salut, mes amis, mes frères,

Si vous ne voulez voir l’enfer en flammes !

Sur toutes nos vies la vanité règne,

Et vienne sur nous à souffler la mort,

Nous nous flétrissons, semblables aux fleurs...

À quoi bon tant de révoltes sans fruit ?

Nos trônes, que soit-ils ? des tombeaux ;

Et nos palais ne sont, eux, que ruines...

Seigneur, ouvre à ton esclave défunt

La porte des asiles bienheureux.

 

Sous les monceaux d’ossements qui pourrissent,

Qui est tsar ou juge, esclave ou soldat ?

Où est celui qui s’est gagné le ciel,

Et le criminel qui s’en voit exclu ?

Ô frères, mais où sont l’or et l’argent,

Où sont les cohues d’esclaves sans nombre ?

Parmi tant de tombeaux impénétrables

Qui donc est le pauvre et qui donc le riche ?

Tout n’est que poudre et cendres et fumées,

Tout n’est que nuit, fantômes, visions ;

Ce n’est qu’auprès de Toi, parmi Tes cieux,

Seigneur, qu’est le refuge et le salut !

Tout disparaît, de ce qui fut le corps,

Et notre grandeur tombe en déchéance...

Daigne accueillir ce défunt, ô Seigneur,

Au sein de tes asiles bienheureux.

 

Et Toi qui peux plaider toutes les causes,

Qui peux pour l’infortune intercéder,

Pour notre frère ici gisant, c’est Toi,

C’est Toi que nos cris, Vierge Sainte, invoquent !

Pour lui daigne implorer Ton divin Fils,

Toi, la plus pure des Femmes, prie-le,

Pour que celui qui quitte cette terre

Y laisse en s’en allant tous ses tourments !

 

Tout n’est que cendre et nuit, poudre et fumée,

Amis, n’allez pas croire en un fantôme !

Quand, au matin inattendu, le souffle

Corrompu de la Mort nous atteindra,

Nous nous coucherons comme les épis

Des champs, coupés au sol par la faucille...

Seigneur, ouvre à ton esclave défunt,

L’accès de ces asiles de bonheur !

 

Je vais, par cette route que j’ignore,

Je vais, parmi la peur et l’espérance ;

Mon regard est mort, mon sein refroidi,

Nul bruit ne m’atteint et mes yeux sont clos ;

Et je gis sans voix et sans mouvement,

Sourd à présent aux fraternels sanglots,

Et ne sentant plus ruisseler en moi

Baumes et fumées bleues des encensoirs !

Mais j’ai beau dormir l’éternel sommeil,

Mon amour, du moins, ne saurait mourir,

C’est lui qui me souffle, ô frères, ce vœu :

Que chacun de vous invoque son Dieu :

Seigneur ! quand viendra le jour où Tes trompes

À grand fracas rappelleront le monde...

Daigne accueillir Ton esclave défunt

Au sein de Tes asiles bienheureux !

 

 

 

Alekseï Konstantinovitch TOLSTOÏ,

Jean Damascène, 1858.

 

 

Recueilli dans Anthologie de la poésie russe,

choix, traduction et commentaires de Jacques David,

Stock, 1947.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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