La magie d’un clair de lune
Silencieusement, avec calme et souplesse,
Aux coups du bois léger qui s’élève et s’abaisse,
Le canot glisse... Il va comme un oiseau en mer,
La pince relevée au-dessus du flot clair
Qui s’ouvre et se referme et jette jusqu’au sable
Des remous agrandis par la course inlassable.
La vague au blanc rebord est absente du flot,
Nul souffle aérien ne voltige sur l’eau,
Aucun bruit ne se mêle au rythme imperceptible
De l’embarcation à la marche paisible.
C’est un nid dont les flancs portent deux amoureux
Profondément émus de ce calme des cieux,
Deux être tellement surpris de l’éloquence
Pleine de majesté qu’ils trouvent au silence,
Qu’ils oublient un moment d’unir leurs blanches mains,
Comme au-dessus de la poussière des chemins,
Et qu’ils se sentiraient coupables d’un blasphème
S’ils se disaient tout bas à l’oreille : « Je t’aime ! »
Demandez au rameur pourquoi son aviron
Trempé négligemment, quelquefois s’interrompt
Et laisse inachevé son geste circulaire ;
Demandez-lui pourquoi le reflet dont s’éclaire
Sa prunelle n’est pas le reflet tourmenté
Qu’allume le regard d’une jeune beauté,
Le regard de la vierge admirable allongée
Sur les coussins, et dont les bras, nonchalamment
Appuyés sur le bord, projettent par moment
Dans l’onde pure une ombre légère et frangée
Qui flotte en ondulant dans le sillage bleu.
On dirait qu’un sommeil s’empare peu à peu
Des arbres riverains, que dans les verts feuillages
Les célestes chanteurs n’ont plus rien à chanter,
Que la rivière même, entre ses deux rivages,
Veuille se retenir de toujours clapoter.
Et les êtres bercés par l’heure enchanteresse,
Au sentiment mystérieux qui les oppresse
Ne se dérobent pas. Et pourtant, aucun bruit
Ne vient avec le flot qui coule et qui les fuit,
Car il n’existe pas de mobile marée
Dont l’âme refoulée et sans cesse attirée
S’en aille et s’en revienne au-dessus d’un fond vert
Enseveli deux fois et deux fois découvert :
Non, ils glissent toujours, ainsi qu’une aile obscure
Au fond du ciel, sur une nappe de mercure.
Mais, demandez-leur donc pourquoi cette douceur
Étrange, énigmatique, et subtile et profonde
Qui naît soudain dans ce paysage obsesseur !
Ah ! Suivez leurs regards qui fouillent tout un monde
Au bord de l’horizon qu’enveloppe le soir ;
Car cette heure a passé qui dit à la journée,
Amenant derrière elle une voile presque noire
Pour en ensevelir la nature étonnée :
« C’est ici que finit et commence le jour ! »
Et le jour de lumière envahissante et forte
A dépassé les monts au-delà de la porte
De l’occident bleui. Puis, venant à son tour,
Une aurore plus douce et plus pleine de rêves
S’est mise à redorer le sable blond des grèves.
Oui ! La lune a troué l’écran désert du ciel
Qui laisse voyager ce timide soleil ;
Et l’astre est suspendu là-haut, comme une boule
Qui viendrait de sortir en flammes de son moule.
Il obéit aux lois qui lui font un chemin
Au-dessus du troupeau endormi des humains,
Et la placidité de sa course sereine
Ressemble un peu à la démarche d’une reine.
Au loin, un lot de nuages placés sous lui,
Espèces de vaisseaux submergés par la nuit,
Dessinent leur contour sous la molle lumière
Que l’orbe radieux jette dans sa carrière.
Viennent-ils ? S’en vont-ils ? Dieu les a-t-il ancrés
Pour cette nuit dans les abîmes éthérés ?
Vont-ils fondre demain ? Les souffles qui sommeillent
Vont-ils les entraîner plus loin, afin qu’ils veillent
Comme aujourd’hui sur un paysage qui dort ?
Mais regardez ! L’un d’eux prend une teinte d’or
À mesure que l’astre affaibli s’en approche
Et l’entoure de ses rayons, comme une roche
Que la mer presserait de ses flots caressants.
Toutefois, aucun bruit, pas d’accords, pas d’accents
N’accompagnent la scène où nous puisons l’extase :
Et la sphère de feu est déjà sous la gaze
Qui borde le premier des nuages dormeurs
Et retire un à un ses effluves charmeurs.
C’est alors que commence un spectacle indicible
Où l’œil émerveillé prend la lune pour cible
Et la suit pas à pas dans un monde enchanté.
Sur chaque îlot vagabond de l’immensité,
On dirait que des dieux, de distance en distance,
Guettent la balle d’or que le soir bleu leur lance,
Suspendent un moment sa course de leurs mains
Puis la laissent bondir dans le même chemin.
Voyez ! Ils lui font faire une superbe ellipse,
Un trajet merveilleux et hardi qu’une éclipse
Interrompt de nouveau dans l’air : et c’est encor,
Dans le ruissellement sans fin de la lumière
Qui tombe jusqu’au bois, la plaine et la rivière,
Un nuage de plus que l’astre frange d’or.
Jeu merveilleux de la lumière
Alternant avec la noirceur,
Ô mystérieuse carrière,
Que tu fais le soir obsesseur !
Quand le soleil, ainsi qu’un capitaine,
A pris sa retraite hautaine,
Dans le ciel que tu fais blêmir,
Lune, tu reviens, tu gravites
En silence et tu ressuscites
Ce qui commençait à dormir.
Maintenant, bel astre, regarde :
À peine deux êtres épris
De ta beauté montent la garde,
Et sous des cieux moins obscurcis,
Des cieux qu’une lumière folle
Emplit avec son onde molle,
Voient évoluer tes lueurs
Fantastiques ; quand à la foule,
Aux bras du sommeil elle roule
Dédaigneuse de tes splendeurs.
C’est que tu l’as voulu de même !
Tu pouvais, au milieu du jour,
Marchant avec le soleil même
Montrer à nos yeux ton contour ;
Tu pouvais briller sur le monde,
Quitter ta retraite profonde
Et de millions de regards
Faire suivre ton lent voyage,
Au milieu d’un ciel sans nuage
Heureux de ses deux étendards.
Mais non ! Ton Dieu ne t’a pas faite
Pour subir la comparaison
D’une lumière si parfaite
Que les yeux, fouillant l’horizon,
N’auraient que de l’indifférence
Pour cette seconde présence.
L’architecte de l’univers
A voulu que, vierge timide,
Tu te montres pure et limpide
Au sein des firmaments déserts.
Là, du moins, si les yeux sont rares
Pour te suivre jusqu’au coucher
Si rien que l’eau morte des mares
Que le vent ne vient pas toucher,
Avec les arbres, avec l’herbe,
Avec le flanc d’un mont superbe,
Ah ! si la nature qui dort
Reflète seule sur son sable
Et d’un visage inaltérable
Ton averse légère d’or ;
Il apparaît, un soir ou l’autre
Quelque couple silencieux ;
Leur cœur tremble comme le nôtre,
Pauvres humains, devant les cieux.
Leurs regards qui vont de la terre
Jusqu’à ta forme solitaire
Boivent tellement de rayons,
Qu’à ton inaccessible grève
Lentement leur rêve s’élève
Comme des adorations...
* * *
Mais ce rêve finit. L’ombre envahit la nue
Où la course féerique est presque à son déclin ;
Image seulement d’un jour qu’il continue,
Le foyer que l’azur porte n’ira pas loin.
Et pendant que le jour fait en miniature
Arrive au crépuscule, et que, dans la nature,
Pour la deuxième fois l’empire de la nuit
Remplace les rayons d’un astre qui s’enfuit,
Deux êtres ont quitté le canot mince et frêle
Et rêvent longuement. La lune, ainsi qu’une aile,
Descend de plus en plus derrière les rameaux ;
On dirait que les dieux qui jouaient avec elle,
Trop fatigués, la laissent choir au fond des eaux
D’où ils la sortiront demain. Mais la magie
Des visions est comme celle des accords :
Les souvenirs laissés sont toujours aussi forts,
Et dans le fond de l’âme on sent la nostalgie
Inhérente au spectacle où l’on a trouvé Dieu.
Ce n’est pas sans regret que l’âme dit adieu
Aux images du ciel ; je dis que quand la lune
Disparaît peu à peu des yeux, et qu’une à une
Les étoiles pâlies brillent en crescendo,
Bien seules désormais à se mirer dans l’eau
Parce qu’aucun foyer ne s’interpose entre elles,
Je dis qu’on peut fouiller les routes éternelles.
Debout devant la scène où rien ne bouge plus,
Ces jeunes amoureux que l’acte a si émus
Ont le droit de songer à ce que leur silence
Applaudissait tantôt. Mais l’heure qui s’avance,
Après avoir éteint le nocturne soleil,
Amène sur leur tête un voile de sommeil.
Tout à l’heure, peut-être, ils uniront leurs bouches
Pour un de ces baisers sauvages et farouches ;
Mais au fond de leur âme et leur cœur d’amoureux,
Ils ne sentiront pas de volupté : pour eux,
Ils referont sans le savoir le geste auguste
Que nous avons tous fait, le geste pur et juste
Inspiré par le ciel, accompli quelque soir
Quand aucun indiscret ne pouvait plus nous voir,
Celui de mettre au bas de la page elle-même
Où nous venons de lire un superbe poème,
Nos lèvres que les mots ne peuvent pas franchir
Tellement la surprise a pu nous envahir.
Adalbert TRUDEL, Sous la faucille,
Imprimerie Ernest Tremblay, 1931.