Réponse
À Paul Marquis.
Maintenant que les voix de l’ardente journée
S’apaisent peu à peu dans le soir qui s’en vient,
Et que le soleil d’or est déjà presque éteint ;
Maintenant que je vois la flèche couronnée
Des arbres disparaître aux multiples assauts
De la nuit qui s’avance, ainsi qu’un sombre voile
Qui viendrait recouvrir le dessin d’une toile ;
Maintenant que je suis seul devant ces tableaux
Qui ne survivent plus qu’au fond de ma mémoire ;
Que l’astre qui succède à l’astre évanoui
S’élève à l’horizon, pareil à l’ostensoire ;
Que seuls les amoureux, avec un non, avec un oui,
Avec un si, troublent encor ce qui repose,
Que les êtres lassés s’endorment sans effroi,
J’écoute ce que Dieu murmure près de moi.
Jusqu’à l’heure indécise et douce où l’aube rose
En nous montrant vers l’est un lampadaire au feu
Très bas, arrosera les étoiles de bleu
Pour les faire pâlir, les chassera des nues
Et les fera s’enfuir comme des filles nues
Que surprendrait dans l’onde un rêveur égaré,
Je veux faire des vers pour toi. J’écouterai
Le souffle inspirateur qui gronde dans mon âme,
Puis je réchaufferai mon esprit à la flamme
Qui brûle au fond de moi sans s’éteindre jamais.
Et quand tu me liras, si tu trouves mauvais
Ce morceau qui grandit de seconde en seconde,
Ce sera ta réponse. Aucun poème au monde
Ne proclamera mieux que cet essai manqué
Combien est dur cet art que tu as remarqué,
Et dont tu veux savoir s’il faut briser le germe
Ou le laisser remplir le cœur qui le renferme.
« Hé ! me demandes-tu, si j’avais eu pour lot
« Le pouvoir créateur qui fait chanter le mot
« Et l’accouple à des mots qui font une harmonie,
« Si je portais au front la marque du génie
« Grâce auquel je pourrais transposer dans mes vers
« L’arc-en-ciel des couleurs qui peignent l’univers ;
« Si le parchemin blanc sentait à tour de rôle
« Palpiter les objets que l’œil du rêveur frôle,
« Pour que, même de loin, l’oreille puisse ouïr
« Les feuilles et la mer chanter et s’assoupir,
« Pour que, même voilés, les regards voient la lune
« Passer les balles d’or en revue, une à une,
« Si je pouvais traduire avec chaque frisson
« Les voix de la nature, ô toi qui es poète,
« Ô toi qui sais donner une aile à la chanson,
« Penses-tu que ma voix devrait rester muette ?’
Écoute : Un jour, séduit irrésistiblement
Par ce langage ailé, véritable musique
Aérienne et douce ainsi qu’un chant biblique
Impossible à traduire avec un instrument,
Profonde, enchanteresse et toujours ondulante
Comme la voix d’une sirène ensorcelante,
Hélas ! j’ai fait des vers ; s’ils furent applaudis
Ils ont été hués ailleurs, et je te dis :
Prends garde au vers qu’on jette en pâture à la foule !
Bientôt, sous les éclats du sarcasme il s’écroule,
Pareil au pauvre oiseau qu’on a bourré de plomb,
Et le grossier mépris du méchant interrompt
Le timide concert. Tantôt l’indifférence
Irrésistible et lourde amène le silence
Ensevelir dans l’ombre épaisse du tombeau
Le nid d’où préludait un chant presque trop beau.
Tantôt, deux ou trois cœurs, dont celui d’une femme
Très douce, sentiront la chaleur de la flamme
Que par un soin pieux tu gardais dans ton âme,
Mais rien de plus. Le reste passe avec le vent
À l’heure où l’idéal sacré de l’art s’abaisse.
L’œuvre ignore en venant l’accueil de l’allégresse ;
La génération qui vit croit en rêvant
De gloire que son pas dans le siècle est si grand,
Qu’elle peut étouffer la récolte future
Dans les germes naissants. Elle est tellement sûre
Qu’on se prosternera devant elle, demain,
Qu’elle se fait vandale et n’adore plus rien,
Non seulement le vers, la strophe et le poème,
Mais ces vieux souvenirs que leur essence même
Désignait au respect des siècles à venir.
Férocement jaloux de ce qui peut grandir
Et dépasser sa personnalité de paille,
L’homme, depuis toujours, rapetisse à sa taille
Le moindre des travaux, marche dans le chemin
En effaçant le pied marqué devant le sien,
Sans penser qu’à toute heure il se perdrait en route
S’il ne lui restait pas quelques jalons d’hier.
C’est un siècle de fer qui brise le vieux fer
Et qui se croit plus fort d’avoir fait banqueroute.
Certe, ils sont meurtriers ceux qui ne veulent pas
Laisser marcher demain après eux, sur leur pas,
Mais ils sont à coup sûr bien autrement coupables
De démolir hier. J’ai vu des misérables
Faire mordre à leur pic la porte d’un vieux mur ;
Et malgré les appels d’une foule indignée
Criant rageusement : « Qu’elle soit épargnée ! »
La relique a croulé comme un obstacle impur.
Et dire qu’on parlait de la sainte urbanisme
Avec une vigueur qui tenait du lyrisme :
« Nous allons conserver tous vos trésors obscurs...
« Une ville qu’encercle un ceinturon de murs
« Et qui compte déjà trois cents ans d’existence ;
« Une forme étrange de toits dont l’apparence
« Sent le bon vieux régime, et que le doigt du temps
« Marque d’une saison qui n’est plus le printemps ;
« Au détour d’une rue, une chose vieillotte
« Familière pour nous, et que l’étranger note
« Sur un album chargé ; tous ces aspects, enfin,
"Qu’on ne voit pas ailleurs, dont le poète a faim
« Et que chacun, sans trop savoir pourquoi, respecte ;
« Ces styles qu’on dirait créés sans architecte,
« Qui se suivent ainsi qu’une procession
« De paysans voûtés, dont l’ondulation
« Change avec chaque coin ; tout cela qui se presse
« En désordre, comme des femmes à confesse,
« Il faut protéger ça jalousement, mes vieux ! »
Mais ressuscitez donc, cendres de mes aïeux,
Puisqu’en nous berçant tous de cette mélodie
Ils ont pu compléter leur œuvre de folie !
* * *
Et maintenant, quel sort crois-tu qu’on fasse aux vers
Si le siècle présent est à ce point pervers
Qu’il brise sans remords, avec désinvolture,
L’ouvrage qu’on a fait autrefois pour qu’il dure ?
Faire des vers, vois-tu, c’est un peu ramasser
Poème par poème un matériel fragile
Qu’on assemble en croyant qu’il pourra dépasser
La borne où frappera notre pied moins agile ;
C’est, comme un voyageur qui franchit un vallon,
Lancer à pleine voix un chant de belle allure
Qui, demain, frappera de sa vibration
Les autres voyageurs menés par aventure
Dans les mêmes endroits. Faire des vers, enfin,
C’est écrire son nom sur l’écorce d’un arbre
Ou le graver un peu chaque jour sur le marbre,
En espérant qu’après l’œuvre de notre main,
Nulle autre main n’aura le déprimant courage
De l’effacer avec la trace de l’ouvrage.
Et nous nous essayons, sachant que tout cela,
Le matériel que jour par jour on assembla,
Les chants dont on voulait tirer un long murmure
Avec les traits chéris de notre signature,
Ne vivra pas plus loin que le jour d’aujourd’hui.
Malgré la trahison, malgré le sacrilège,
Malgré l’indifférence et l’oubli, suspendrai-je
Le concert qui n’aura jamais demain pour lui ?
Lorsque ton piano sous les accords frissonne
Et que, comme un guêpier, tout le salon bourdonne
Par-dessus Mendelssohn et par-dessus Chopin,
Ne caresses-tu pas quand même de la main
L’amoureux instrument dont l’auditeur vulgaire
N’écoute qu’à demi le thème qu’il enterre ?
Quand même on sifflerait plus fort que nous chantons,
Qu’on nous mépriserait partout sur tous les tons,
Quand même on nous crierait pour toute apothéose :
« Plus rien qui soit ailé, le siècle est à la prose ! »
Quand même on nous dirait que nous sommes des fous,
Nous chanterions, quand ce ne serait que pour nous.
Nous avons beau nous faire une philosophie,
Nous dire que vouloir laisser de notre vie
Une trace quelconque, une empreinte de pas,
Ne fera pas jaillir de posthumes éclats
Sur les travaux qu’on fait, ni sur notre carrière,
Nous mendions sans répit la gloire et la lumière ;
Nous marchons malgré tout sur le large chemin
Tracé par ceux dont nous suivons la propre route,
Et dont le talent créateur fut si divin
Que nous ne sommes plus maintenant qu’une goutte
Dans leur profond sillage. Et nous sommes d’accord
Avec la volonté maîtresse de nos sorts.
Fermeras-tu ton piano ? Ma pauvre lyre
Mourra-t-elle malgré le rêve qui l’inspire ?
Non ! Non ! Autant vaudrait demander aux oiseaux
De chômer désormais dans l’ombre des rameaux,
De vouloir endiguer la vague qui murmure
Parce qu’elle frémit en frappant le rocher ;
Autant vaudrait pour la source de se cacher.
Il serait plus aisé de vêtir d’une armure
L’érable et le sapin, pour qu’on ne sente pas,
Quand on cherche auprès d’eux une paix plus sereine,
Battre leur grand cœur chaud, sous la vibrante haleine
Qui les fait frissonner du sommet jusqu’en bas !
Nous ne sommes pas faits pour garder le silence ;
Quand nous ne devrions habiller de cadence
Nos rêves, seulement pour voir comme ils sont beaux,
Nous aurions le devoir d’imiter les oiseaux.
Suis l’inspiration qui souffle dans ton âme,
Fais jaillir de la cendre où couve un peu de flamme
Le feu qui brillera même en dehors de toi.
Ainsi, tu céderas à la suprême loi
Qui veut, malgré l’inattention de la foule,
Que ton clavier soupire un accord de cristal,
Que, moi-même, je jette au sein de ce beau moule
Un chant qui ne sera jamais le piédestal
Où viendra s’asseoir puis grandir ma renommée,
Mais qui peut-être, un jour, par un hasard heureux,
Sans trop savoir comment, tombera sous les yeux
Remplis d’émotion d’une enfant bien-aimée.
Alors, je ne m’en voudrai plus de les trahir,
Ces rêves que je fais, puisqu’une âme discrète
Leur donnera l’abri calme de sa retraite
Où toute sa tendresse y viendra m’applaudir.
Adalbert TRUDEL, Sous la faucille,
Imprimerie Ernest Tremblay, 1931.