L’océan

 

 

Océan, Océan, te voilà ! – Mes pensées

Redemandaient partout tes plages hérissées ;

Mon âme aurait voulu t’atteindre à chaque élan :

Te voilà donc. – Frappé de ta grandeur farouche ;

Je tremble... Est-ce bien toi, vieux lion que je touche,

        Océan, terrible Océan ?

 

Je reviens sur les bords que ton large flot baigne

Défatiguer mon cœur dont la blessure saigne ;

La terre est trop fangeuse, on n’y respire pas !

Ici, rien ne me pèse : elle est pure de boue

Ton écharpe de flots qu’un vent du ciel secoue

        Pour en chasser l’air d’ici-bas.

 

Océan, Océan ! le parfum de ta côte

Fait germer la pensée ; elle jaillit plus haute

Et s’épure à ton air comme le bronze au feu.

Océan, c’est de là, c’est du rocher qui tremble,

Que d’un bond plus hardi doivent monter ensemble

        La muse au ciel, l’âme à son Dieu.

 

La muse ; elle t’implore, elle est sœur de tes vagues ;

Elle accourt, quand ton flot plein de murmures vagues

Jette un puissant soupir comme un hymne à son roi.

Altière, échevelée, à ta voix qui l’enchante

Son luth d’or se marie, et c’est là qu’elle chante

        Le front aux cieux, le pied sur toi.

 

Et c’est là, qu’à travers les rumeurs de ton onde

Son luth flatte ou maudit, son chant caresse ou gronde ;

Soit qu’un volage instinct semble arracher des bords

Tes vagues sans courroux ; soit qu’au hasard poussées

Tu les lâches sur eux, cavales insensées,

        Blanches d’écume jusqu’au mors.

 

Qu’ils sont beaux, qu’ils sont grands tes horizons de lames !

Le disque seul des jours y promène ses flammes,

Ta profondeur l’absorbe ; et quand le soleil fuit,

Des phares merveilleux se rallument en foule,

Et ce pavé brillant te jonche, et ton flot roule

        Sur les étoiles de la nuit.

 

Mélange inspirateur, abîme où se répète

Chaque étincelle d’or qu’admire le poète !

Oh ! dans cet hyménée immense, solennel,

Le cœur religieux qu’un saint transport embrase,

S’arrête et te salue avec des pleurs d’extase,

        Océan, car tu deviens ciel.

 

Oui, mon œil tour-à-tour vous cherche et vous salue,

Étoiles de la mer, étoiles de la nue,

Double création, vaste diversité ;

Oui, devant ces tableaux qu’aucun mot ne peut rendre,

Le cœur saisi se gonfle et déborde, et croit prendre

        Sa part de leur immensité.

 

Océan, Océan, quand ton roulis m’effleure,

Le flot des temps s’arrête, et je remonte à l’heure

Où l’esprit féconda ton germe abandonné ;

Où Dieu, d’un bras qui crée et l’azur et la flamme,

T’arracha du chaos, comme d’un sein de femme

        On arrache le nouveau-né.

 

Je le vois, – son bras fort étreint ton onde pure

Entre des rochers noirs, formidable ceinture,

Barrière qu’il t’impose et qu’il marque d’un sceau.

Il creuse puissamment les gouffres où tu grondes,

Et passe autour des cieux cette chaîne des mondes

        Dont tu reflètes chaque anneau.

 

Jour sacré, jour étrange où sur l’onde et la terre

La parole d’en haut roula comme un tonnerre ;

Océan, tes rumeurs en sont le monument.

Oui, dans tes flots sans frein, c’est Dieu qui jette encore

Sa magnifique voix dont ta langue sonore

        N’est que le retentissement.

 

Oh ! cette voix que rien de terrestre n’égale

M’ouvre les profondeurs d’une sphère idéale ;

J’y plonge, – mais mon aile, après de longs efforts,

Me manque, et loin des cieux dont l’azur me réclame,

Je retombe et je pleure, infini par mon âme,

        Atome frêle par mon corps.

 

Océan, Océan, vienne l’heure, et la sève

Débordera ce corps qu’elle ronge et soulève ;

Le dieu caché rompra son indigne lien :

Vienne l’heure où se fond cette argile glacée,

Et libre de ses fers le flot de ma pensée

        Bouillonnera comme le tien.

 

Mais mon âme plus haute, où Jéhovah palpite,

Océan n’aura point de plage et de limite :

Aigle prompt, char immense aux rapides essieux,

Elle fuira partout où fuit l’âme immortelle,

Et plus forte que toi, brisera d’un coup d’aile

        Le cercle des temps et des cieux !

 

 

 

Édouard TURQUETY.

 

Paru dans les Annales romantiques en 1834.

 

 

 

 

 

 

 

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