L’agonie du Christ

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Miguel de UNAMUNO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DE même que le christianisme, le Christ agonise toujours. « Jésus sera en agonie jusqu’à la fin du monde : il ne faut pas dormir pendant ce temps-là. » Ainsi écrivait Pascal dans le Mystère de Jésus. Et il l’écrivait en agonie. Car ne pas dormir, c’est rester éveillé, c’est rêver une agonie, c’est agoniser.

Ils sont terriblement tragiques, nos crucifix, nos christs espagnols. Ils représentent le culte du Christ agonisant, non mort. Le Christ mort, devenu déjà terre, devenu paix, le Christ mort enterré par d’autres morts, c’est le Christ gisant dans son sépulcre. Mais le Christ que l’on adore sur la croix, c’est le Christ agonisant, celui qui clame : Consummatum est ! C’est à ce Christ, celui du : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Matth., XXVII, 46) que rendent un culte les croyants agoniques. Parmi lesquels on compte beaucoup d’hommes qui croient ne pas douter, qui croient qu’ils croient.

Vivre, lutter, lutter pour la vie et vivre de la lutte, de la foi, c’est douter. Nous l’avons déjà dit dans un autre de nos ouvrages, en rappelant ce passage de l’Évangile où il est dit : « Je crois, secours mon incrédulité ! » (Marc, XI, 24.) Une foi qui ne doute pas est une foi morte.

Qu’est-ce donc que douter ? Dubitare contient la même racine – celle de l’adjectif numéral duo, deux – que duellum, lutte. Le doute, le doute pascalien, agonique ou polémique, plutôt que le doute cartésien, méthodique, suppose la dualité du combat. J’entends le doute de vie (vie = lutte) et non de voie (voie = méthode).

Croire ce que nous n’avons pas vu, on nous y a exercés au catéchisme : c’est cela la foi. Croire ce que nous voyons, – et ce que nous ne voyons pas, – c’est la raison, la science ; et croire ce que nous verrons, – ou ne verrons pas. – c’est l’espérance. Et toute croyance. J’affirme, je crois, en tant que poète, en tant que créateur, en regardant vers le passé, vers le souvenir ; je nie en tant que raisonneur, en tant que citoyen, en regardant le présent ; et je doute, je lutte, j’agonise en tant qu’homme, en tant que chrétien, en regardant vers l’avenir irréalisable, vers l’éternité.

Il y a dans ma patrie espagnole, dans mou peuple espagnol, peuple agonique et polémique, un culte au Christ agonisant ; mais un culte aussi à la Vierge des Douleurs, avec son cœur transpercé de sept glaives. Ce n’est pas la Pietà italienne, on ne rend pas tant un culte au Fils qui gît, mort, dans le giron de sa Mère, qu’à celle-ci, la Vierge Mère, qui agonise de douleur avec son Fils entre les bras. C’est le culte de l’agonie de la Mère.

Il y a aussi, me dira-t-on, le culte de l’Enfant Jésus, l’Enfant à la Boule, le culte de la nativité, de la Vierge qui donne la vie, qui allaite l’enfant.

Je n’oublierai jamais le spectacle mystique dont je fus témoin le jour de saint Bernard, en 1922, à la Trappe de Dueñas, près de Palencia. Les trappistes chantaient un salut solennel à Notre-Dame dans leur temple tout illuminé de cire d’abeilles neutres. Au-dessus du maître-autel s’élevait une image, sans grande valeur artistique, de la Vierge Mère, vêtue de bleu et de blanc. Elle semblait représentée après sa visite à sa cousine sainte Élisabeth et avant la naissance du Messie. Les bras étendus vers le ciel, elle paraissait vouloir y voler avec son doux et tragique fardeau, le Verbe inconscient. Les trappistes, jeunes et vieux, certains à peine à l’âge d’être pères, et d’autres qui l’avaient dépassé, emplissaient le temple du chant de la litanie : Janua coeli, gémissaient-ils, ora pro nobis ! C’était un chant de berceau, une berceuse pour la mort. Ou plutôt pour la dé-naissance. Ils songeaient qu’ils recommençaient à vivre, mais à rebours, leur vie, qu’ils la dé-vivaient, en retournant à l’enfance, à la douce enfance, en retrouvant sur leurs lèvres le goût céleste du lait maternel, en rentrant dans le tranquille abri du cloître maternel pour y dormir du sommeil prénatal per omnia saecula saeculorum. Et ceci, qui ressemble tant au nirvanâ bouddhique, – conception toute monastique, – est aussi une forme d’agonie, malgré les apparences du contraire.

… Ici, à quelques pas de l’endroit où j’écris, brûle perpétuellement, sous l’Arc de l’Étoile, – un arc de triomphe impérial ! – la flamme allumée sur la tombe du Soldat inconnu, celui dont le nom ne passera pas à l’histoire. Pourtant, n’est-ce pas un nom déjà qu’Inconnu ? Inconnu ne vaut-il pas autant que Napoléon Bonaparte ? Devant cette tombe, des pères et des mères sont allés prier, qui se demandaient si celui-là, si cet inconnu ne serait pas leur fils, des pères et des mères chrétiens, qui croient à la résurrection de la chair. Peut-être des pères et des mères incrédules y sont-ils allés prier aussi, et jusqu’à des athées. Peut-être sur cette tombe le christianisme ressuscite-t-il.

 

 

 

Miguel de UNAMUNO, L’agonie du christianisme.

Traduction de Jean Cassou, 1925.

 

Recueilli dans Anthologie de la littérature espagnole

des débuts à nos jours, par Gabriel Boussagol,

Delagrave, 1931.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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