À deux vieillards de chez nous
que l’auteur n’avait pas vus depuis vingt ans
Tout ce qui tinte en moi carillonna, pleura,
Quand je vous vis passer, que votre chef montra
Ses cheveux argentés, ses grands yeux que la Vie
A figés par ses maux, embua de sa lie,
Quand je vous vis passer, fantômes ambulants, Fiers gars de mon pays jadis si pétulants,
Je sentis en mon être une étrange souffrance
De votre déchéance !
Vous longiez, tremblants, la route du Trépas,
Les vagues du passé submergeaient votre pas ;
Vous passiez, muets, et votre lourd passage
Traçait sur le chemin un funèbre sillage ;
Vos yeux hagards fixaient le gouffre du Néant
Qu’ils semblaient entrevoir, en quelque lieu, béant,
Je comptais pour vous les roses qu’a fanées
La ronde des années !
Je songeais au temps où, géants de l’Avenir,
Vous deviez toujours vivre et ne jamais vieillir,
Où, jeunes, vous aviez, pour drapeau, la Chimère
Et mettiez en oubli l’éternelle lumière,
Je songeais !... et pourtant, quelque chose des cieux
Auréolait vos fronts, irradiait vos yeux :
Un reflet du Couchant ou de l’ultime Aurore,
Les irisant encore.
Je bus tout l’Éternel que mon rêve a sassé
En cette étroite rue où la Mort a passé,
Avec son long cortège où passaient les fantômes
De tous les miens partis pour l’ultime Royaume ;
Je songeais que, demain, ce serait à mon tour
D’apitoyer la foule et d’étonner le jour
Par ma proche agonie et l’ombre fulgurante
De ma prunelle errante.
Je songeais que la Terre est fille de la Nuit
Où s’éteindra demain ce qui flambe aujourd’hui,
Mais qu’elle laisse en nous une immortelle braise
Où demeure le feu, si la flamme s’apaise :
Tout l’azur en allé, tous les vols suspendus
Renaîtront de la Main qui les a retenus :
La mort n’est pas la mort, ni l’errante Géhenne,
Pour une âme chrétienne !
Elle n’est que la clef nous ouvrant l’Irréel
Ou le mobile écran qui nous cache le ciel,
La Mort n’est que la mine où le Noir effarouche
Mais où le diamant cache, essaime ses couches,
Elle est l’ancre suprême et, quand sa teinte au front,
Son ombre pour lumière et la foi pour bâton,
Quand, spectre du chemin, je passerai vieillie,
Absente de la Vie,
Que l’on me plaindra d’être aux abords du cercueil,
De traîner comme vous un sillage de deuil,
L’on me dira : « Qui vive ?.. Un fantôme ?.. Une femme ? »...
Je répondrai, gaillarde, en un ton qui se pâme,
Mais où l’âme rendra des sons victorieux :
« Vous croyez que je meurs ?.. Eh ! non, je vole aux cieux,
« Puisqu’ici-bas vieillir, c’est, penché sur la terre,
Entrer dans la lumière ! »
Emma VAILLANCOURT, De l’aube au couchant, 1950.