Le poète
Au ciseleur du vers E. Dumont.
« Le poète s’en va, consolant sa détresse,
Disiez-vous, par les sons enchanteurs de sa voix ;
Aux rayons du soleil, sublime, il se redresse,
Mais dans l’ombre des nuits il pleure quelquefois. »
Il aime les forêts, les ombres sépulcrales,
Et le gémissement qui s’élève des flots ;
Calme, il sait répéter ce tumulte et ces râles,
Mais son chant impassible étouffe des sanglots.
Eh bien ! Non ! Ce n’est pas à mon gré le poète ;
Non, ce n’est pas ainsi que je l’avais rêvé ;
Sinistre, gémissant et se frappant la tête
Quelquefois dans la nuit, aux angles du pavé.
Non ! Je rêvais une âme immense et dispersée,
Hors du cadre mesquin de nos ambitions,
Une âme qui semât sa robuste pensée
Partout, à pleines mains, et dans tous les sillons.
Oui, je le dis encor, je rêvais un poète
Oublieux de lui-même et tourné vers Demain,
Qui voulût achever, du labeur de sa tête,
L’épanouissement de notre cœur humain.
N’est-ce pas lâcheté, quand l’humanité pleure,
Que s’isoler ainsi dans ses mornes regrets ?
Et que ne pas sentir, pas un jour, pas une heure,
Que l’immense douleur vous touche de si près ?
Comme un oiseau, que l’âme ouvre son envergure,
Qu’elle se donne à tous, prodigue éperdument !
Qu’elle plane à jamais dans la libre nature
Sans troubler les échos de son gémissement !
Qu’elle n’ait pas de voix pour sa propre souffrance,
Mais qu’elle ait des sanglots pour un pauvre passant ;
Imitant de Jésus la sublime indulgence,
Qu’elle donne la chair, qu’elle donne le sang.
Qu’elle donne à plaisir les trésors de tendresse
Qu’elle peut amasser par son muet labeur,
Que la sainte Pitié devienne sa déesse,
Et que l’humanité rayonne dans son cœur.
Qu’elle garde toujours, jusqu’à l’heure dernière,
Le respect des vivants et le culte des morts ;
Et s’il lui faut un jour redevenir matière,
Vers l’abîme entr’ouvert elle ira sans remords.
Elle mourra sans crainte et sûre de revivre ;
Si sa mort devait être un éternel trépas,
Si toujours elle errait sans que rien la délivre
Dieu ne serait pas juste et n’existerait pas !
Julien VAILLANT.
Paru dans La Jeune Picardie en 1900.