La mission du poète
Avec un charmant sourire mon ange accepta l’offre de ma muse, et, connaissant mes humbles forces, elle semblait être satisfaite de mes chants, car elle aime tant les sons que je fais sonner en son honneur ! Quoique le plus souvent sévères, quand je pense à elle, mes chants sont doux et suaves.
Car, lorsque le poète songe au sort qui semble peser sur notre terre, alors son âme qui cherche la paix se courbe sous le joug de la douleur, et, quand il rêve aux cruels qui durant des siècles foulèrent aux pieds les peuples, alors son chant si doux se change en chant de guerre.
Alors il n’a plus le temps de contempler les fleurs, les chaumières baignées de soleil, alors il n’écoute plus le bruissement des cascades argentées, alors il n’admire plus le ruisseau qui arrose les prés et les bois, et son âme ne visite plus les bords de l’Èbre, pour se pâmer sous les marronniers ombreux.
Les petits bébés attirent le cœur poétique par leurs charmants battements de mains, par leurs yeux pleins d’innocence et leur babil captivant ; jeunes mères, quand vous pressez l’enfant contre vos poitrines, ou, tremblantes d’émotion sacrée, quand vous vous penchez sur le berceau de soie, alors c’est le cantique du jeune poète qui glorifie votre amour, alors c’est le jeune barde qui sans être vu pénètre dans vos chambres où, agenouillées, vous demandez pour votre « vie » le meilleur de la terre. Et ses yeux savent suivre l’ange qui emporte votre prière aux cieux.
Mais de pareilles images, de pareils rêves ne passent pas devant ses yeux quand il entend la complainte de la pauvre femme : « Vois, oh ! vois mes souffrances ! » quand il contemple le riche nageant dans le luxe et les trésors, et qui chasse, en raillant ses larmes, le pauvre affamé.
Oh ! quand il songe comment on mène pour un caprice des peuples à l’abattoir, comment on bâillonne la bouche de celui qui crie : « Malheur ! », comment l’injustice trône impunément, comment on déteste la vérité, comment on garrotte la sainte liberté !
Car le puissant veut régner et jouir ; aussi, comme il déteste cet importun qu’on nomme le poète, qui contemple son repas ! On apporte les cristaux, les plats fument, odoriférants, les salons sont emplis de rires et de chants ; au milieu des convives, les yeux étincelants, tout à coup, arrive le poète : il raconte à ces ripailleurs les misères de Lazare, qui, tandis que les vins exquis rougissent les dalles de marbre, est assis au péristyle mourant de misère et de faim.
Arrière ce rêveur ! saisis-le, laquais ! celui qui ose gâter nos joies, qui nous force à courber nos têtes, à entendre ses calomnies ! Est-ce notre faute si l’on souffre du froid, de la faim, et si les cœurs se brisent ?
Telle est la réplique. Mais les joues du poète pâlissent, et, levant la main droite, comme un prophète, il dit au fanfaron : Jouis, ripaille, chante avec ces vils esclaves, mais sache que le jour viendra où vous ramperez à genoux quand votre coupe sera vidée.
Cher ange, puisqu’il y a tant de souffrances sur cette terre, puisqu’on méprise le paria, et que les prolétaires doivent lutter, le poète se tient près de ces malheureux pour sécher leurs larmes et son cœur pathétique est touché de tant de douleurs.
De là ses regards sombres, et ses yeux rougis par les veilles, qui vont des douleurs inconsolables vers les cieux sereins qu’ils interrogent. Mais il ne désespère et ne doute jamais, quand son ange baise de nouveau un sourire sur ses lèvres.
G.-F. VAN DUYL.
Paru dans La Jeune France en 1882.