Lamentation du sapin

        et du palmier

 

 

                                      I.

 

Un palmier du désert se lamentait ainsi :

– « Hélas ! qui donc m’a fait prendre racine ici,

            » Dans ces plaines larges et mornes,

» Dans ce vaste horizon, ouvert de tout côté,

» Cercle infini que fait la double immensité

      » Des cieux et des sables sans bornes ?

 

» Oh ! quel ennui de voir sans cesse le ciel bleu,

» Où de l’aube à la nuit brûle un soleil de feu,

            » Sans qu’un nuage y flotte ou passe,

» De voir tourner mon ombre autour de moi toujours

» En marquant pas à pas les heures et les jours

            » Sur le grand cadran de l’espace !

 

» Le désert âpre et nu m’étreint de toute part,

» Où le soir seulement va quelque léopard,

            » Chassant les gazelles ailées :

» Sahara monotone où jamais on n’entend

» Un oiseau dans les airs égrener, en chantant,

            » Ses strophes aux notes perlées.

 

» Du sable, rien partout que du sable flottant,

» Que laboure parfois un chameau haletant

            » Avec ses pieds calleux et rudes,

» Et dont le flot là-bas, vers le Nil écumant,

» Va saluer les sphinx qui posent gravement

            » Leurs énigmes aux solitudes.

 

» Ni les brises du nord, ni celles du midi

» Ne viennent rafraîchir de leur souffle attiédi

            » Mes feuilles toujours embrasées.

» Le simoun orageux bruit dans le lointain,

» Et ce n’est pas pour moi que l’urne du matin

            » Épanche ses douces rosées.

 

» Quelqu’un m’ouvrira-t-il une autre terre, hélas !.

» Zone de frais gazons et d’odorants lilas

            » Et de sources d’ombre voilées ?

» Car j’étouffe et je meurs sous ce soleil ardent,

» Implacable brasier qui me brûle en dardant

            » Ses feux sur mes palmes hâlées. »

 

 

                                      II.

 

Un sapin de Faru se lamentait ainsi :

– « Hélas ! qui donc m’a fait prendre racine ici

            » Dans l’Islande de pics semée ?

» Le vent glacé du nord me fouette incessamment,

» Et de mon ciel obscur le soleil rarement

            » Dégage sa face embrumée.

 

» Quel sinistre horizon me font, ô mer, tes flots,

» Où passent sans relâche, ainsi que des îlots

            » Des escadrilles de baleines :

» Océan toujours sombre et toujours irrité

» Où les brises du sud qui me cherchent, l’été,

            » Sentent se glacer leurs haleines !

 

» Que m’importe de voir, chaque nuit, dans les airs,

» Avec ses rayons d’or et ses gerbes d’éclairs,

            » Monter l’aurore boréale,

» Le Chariot tourner dans l’ombre ses essieux,

» Et le cercle polaire arrondir dans les cieux

            » Là-haut sa couronne idéale ?

 

» Car tes lourds ouragans me donnent des frissons.

» D’un côté, par delà tes créneaux de glaçons,

            » J’entends rugir les ours du pôle,

» Et, de l’autre, l’Hécla, le volcan orageux,

» Gronder en bouillonnant sous le manteau neigeux

            » Que l’hiver lui met sur l’épaule.

 

» Autour de moi tout n’est qu’épouvante et terreur,

» Ravins où les torrents roulent avec fureur,

            » Leurs flots noirs tout marbrés d’écume,

» Rochers dont chacun porte à ses flancs un glacier,

» Et qu’on dirait vêtus d’une armure d’acier

            » Qui luit vaguement dans la brume.

 

» Oh ! qui m’emportera de ce climat d’airain

» Vers le sud où l’on voit au ciel toujours serein

            » Le soleil dont l’or étincelle ?

» Car ma sève se fige et tarit dans mes flancs,

» Et le givre qui pend à mes rameaux tremblants

            » Le long de mes feuilles ruisselle. »

 

 

                                      III.

 

Le monde, n’est-ce pas ? le monde est ainsi fait.

Du sort où Dieu l’a mis quel homme est satisfait ?

            Qui n’a sa chimère obstinée ?

L’un est toujours sapin, l’autre est toujours palmier,

Et nul, du serf au roi, du dernier au premier,

            N’est content de sa destinée.

 

On aspire toujours à ce que l’on n’a pas,

Voyageur inquiet qui poursuit pas à pas

            Son mirage de grève en grève ;

Et, l’esprit dans les champs de l’idéal lancé,

On a sans cesse un pied dans l’inconnu posé,

            Une aile ouverte dans un rêve.

 

Heureux qui se bâtit son ciel dans sa raison,

Et se fait de son cœur un charmant horizon,

            Une retraite bien-aimée,

Sans effeuiller sa vie au vent des passions,

Sans chercher les grandeurs, vaines illusions,

            Ni la gloire, vaine fumée !

 

Heureux qui sait borner ses vœux à son destin

Et qui ne prête point l’oreille au bruit lointain

            De la foule, forêt des hommes !

Tout arbre a son climat, tout climat ses beautés.

Ô mes amis, restons où Dieu nous a plantés.

            Mes amis, restons où nous sommes.

 

Car, sapin des glaciers ou palmier des déserts,

Sous l’ouragan de sable ou l’ouragan des airs,

            Qu’importe où notre feuille tombe ?

Le Seigneur tient l’esclave et le roi sous sa main,

Et nos rumeurs d’hier n’ont plus d’écho demain

            Dans le silence de la tombe.

 

 

 

André VAN HASSELT, Les quatre incarnations du Christ, chant IV.

 

Recueilli dans Morceaux choisis des poètes belges, B. Van Hollebeke, Namur, 1874.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net