Mission de l’artiste

 

 

                                                          Sursum corda !

                                                                 MISSEL.

 

    Que sont-ils devenus ces temps de poésie

Où l’art versait au monde entier son ambroisie ?

Où l’homme, plein encor des souvenirs du ciel,

Formait son idéal des splendeurs du réel ?

Où l’esprit, au-dessus du monde des figures,

Planait, ainsi que l’aigle aux vastes envergures,

Et, se faisant toujours du bien son seul flambeau,

Ne contemplait le vrai que du côté du beau ?

Où, guide souverain des âmes fécondées,

L’artiste leur ouvrait l’horizon des idées,

Et, civilisateur et prophète à la fois,

Prêtait ses rythmes d’or au langage des lois ?

Où le chantre, ô Mélès, que nourrit la naïade,

Des grands blocs de ses vers bâtissait l’Iliade ?

Où Virgile, entonnant l’Énéide aux Romains,

De leur gloire avec eux remontait les chemins ?

Où le Dante ébloui, dans ses rimes ternaires

Faisait de son génie éclater les tonnerres ?

Où Cologne et Strasbourg échangeaient sur le Rhin

Les saluts fraternels de leurs cloches d’airain ?

Où Michel-Ange, ouvrant la chapelle Sixtine,

En sortait, acclamé par la Cité latine,

Tandis que Raphaël évoquait à nos yeux

L’idéal de la femme, entrevu dans les cieux ?

Que sont-ils devenus ces siècles poétiques ?

Ils s’en vont, ils s’en vont, toujours diminuant,

Remplir ce grand tombeau du passé, le néant.

 

    C’est que plus rien de grand dans les cœurs ne respire,

Que la matière étend chaque jour son empire,

Que les plus fiers esprits désertent leurs sommets

Peut-être pour ne plus y remonter jamais,

Et que l’homme, aveuglé par son orgueil suprême,

N’a plus de foi dans rien, si ce n’est dans lui-même.

Tous ses instincts d’en haut font place à ceux d’en bas.

Les sereines hauteurs n’attirent plus ses pas.

Ce que le ciel en lui met de forces viriles

Il l’use follement dans des luttes stériles.

L’égoïsme lui fait un manteau large et sûr.

Il ne croit même plus à l’avenir obscur,

Et, toujours prêt à tout, hormis au sacrifice,

Il se fait du présent sa tour, son édifice.

 

    Si l’avenir n’est rien, qu’importe le passé ?

Et qu’est le temple vide à l’autel renversé ?

 

    Dans le morne désert que jonchent nos croyances,

À peine si Dieu seul au fond des consciences

Reste debout, ainsi qu’à l’horizon d’azur

Quelque socle perdu dans les sables d’Assur,

Ruine qui survit à la place du temple

Et que le voyageur parfois de loin contemple

Sans demander quel nom, du granit effacé,

Y faisait accourir les peuples du passé :

Dans les choses du cœur, dans les choses du monde,

L’obscurité devient chaque instant plus profonde.

En nous, autour de nous, dans l’âme, dans l’esprit,

Le crépuscule augmente et le jour s’amoindrit.

Comme un astre au déclin, qui sombre dans la nue,

Le flambeau du Seigneur à nos yeux diminue,

Et, dans notre horizon chaque jour plus étroit,

De ce soleil divin la lumière décroît.

Notre pied ne sait plus gravir la cime auguste

Où le vrai resplendit, où rayonne le juste,

Ni notre aile essoufflée atteindre, en son essor,

Ce faîte où l’idéal a son pieux trésor.

Toute haute pensée offusque nos prunelles.

Nous mettons en oubli les choses éternelles,

Et nous ne songeons plus que croire c’est savoir

Et que tout droit humain est frère d’un devoir.

 

    Pourtant il reste encor plus d’une âme choisie

Qui vit de tes parfums, divine Poésie,

Plus d’un esprit qui, loin des hommes exilé,

Hante les saints débris de ton temple écroulé ;

Plus d’un songeur, épris de tes calmes retraites,

Qui s’abreuve, dans l’ombre, à tes sources secrètes

Et, sur tes pics vermeils montant comme à l’assaut,

Fuit les brouillards d’en bas dans les clartés d’en haut ;

Plus d’un qui, désertant les sentiers de la prose,

Comprend l’azur d’avril, le charme de la rose,

Les splendeurs du printemps, les astres du ciel bleu,

Ces cailloux d’or semés sur les chemins de Dieu,

Et commente le sens des notes ineffables

Que la vérité mêle au grand concert des fables,

Et tout ce que nous dit le murmure confus

Que les bois font sortir de leurs arbres touffus ;

Ou qui se fait, toujours abeille diligente,

De l’ombre de la nuit une aube intelligente,

Dans les fleurs de l’étude, heureux s’il a surpris

L’arôme du savoir, ce miel pur des esprits.

 

    Gloire à vous, mes amis ! Gloire à vous et courage !

Si notre ciel est sombre ainsi qu’un ciel d’orage,

Entretenez en vous cette sérénité

Qui donne au cœur la force, à l’âme la fierté.

Élevés au-dessus des clameurs de la foule

Et des sentiers fangeux que le vulgaire foule,

Hôtes des lieux sereins qu’entoure l’infini,

Voisins des aigles et des astres, chœur béni,

Confidents de ces voix qui parlent sur les cimes,

Restez sur vos hauteurs austères et sublimes

Et baignez votre front dans cet air doux et pur

Où l’idéal habite en son palais d’azur.

 

    Soyez grands ! Soyez forts ! Car le siècle où nous sommes

Attend que l’art aussi se fasse entendre aux hommes,

Qu’il rallume dans nous tous les nobles instincts,

L’espérance, la foi, l’amour, flambeaux éteints,

Et l’abnégation, chaque jour amoindrie,

Et le saint dévoûment à la sainte patrie ;

Qu’il relève à la fois les esprits et les cœurs ;

Qu’il soit l’aube promise à nos doutes moqueurs ;

Qu’il fasse en notre nuit resplendir sa lumière

Et régner la pensée où règne la matière,

Et qu’il rende l’autel des faux dieux jetés bas

Au Dieu du bien, du beau, du vrai, qui ne meurt pas.

 

    Voilà la mission où le temps vous appelle ;

Et vous la remplirez, car votre tâche est belle !

 

    Par moments si l’envie ameute autour de vous

Les essaims bourdonnants de ses frelons jaloux,

Ou dresse sous vos pas ; dans l’ombre, quelque embûche,

Ronce où l’on se déchire ou pierre où l’on trébuche,

Chausse-trape jetée en votre âpre chemin,

Songez à l’avenir, à votre lendemain ;

Et, le mépris étant plus digne que la haine,

Jetez aux vils buissons le fier dédain du chêne.

 

    Que si parfois le sort hostile, autre ennemi,

Arrive, vous croyant le cœur mal affermi,

Acceptez vaillamment le défi des épreuves.

C’est l’obstacle qui fait monter les eaux des fleuves,

C’est l’aiguillon au flanc robuste des taureaux,

C’est le clairon, sonnant, diane des héros,

L’heure des grands combats et des grands coups d’épée.

Homère va payant d’un lambeau d’épopée

Le pain noir qu’il mendie aux pâtres dans les champs ;

Mais la bouche du monde est pleine de ses chants.

Le Dante vers l’exil sort des murs de Florence

Y laissant, comme au seuil de l’enfer, l’espérance :

Mais n’a-t-il pas ouvert aux siècles étonnés

Le cercle des élus et celui des damnés ?

Le Tasse roule au gouffre obscur de la folie ;

Mais depuis trois cents ans, noble et sainte Italie,

Ô pâle Niobé des peuples, ses beaux vers

N’ont-ils pas à tes fils fait oublier leurs fers ?

La vaste mer saisit, dans les bras de ses ondes,

Camoens, à la fois exilé de deux mondes ;

Mais le poëte lutte, et, géant surhumain,

Sort de l’abîme, ayant sa Lusiade en main.

Pour tous les cœurs vaillants les combats sont des fêtes.

Colomb a la révolte, et Vasco les tempêtes.

Mais qu’importe ? Malgré le souffle des typhons

Et l’émeute hurlant avec les flots profonds,

Chacun arrive au but de son rêve homérique.

Vasco trouve l’Asie, et Colomb l’Amérique,

Ô gloire, et leurs deux noms sur tes larges sommets

Brillent, et rien n’y doit les effacer jamais !

 

     1861.

 

 

André VAN HASSELT.

 

Recueilli dans Morceaux choisis des poètes belges,

B. Van Hollebeke, Namur, 1874.

 

 

 

 

 

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