Les racines

 

 

« Hommes, vous qui jugez l’arbre sur sa ramure,

vous plus volages que mes feuilles, vous croyez

sonder les épaisseurs où mon destin se mure.

Quand mon squelette oscillera, puis, foudroyé,

avec fracas de craquements sera par terre,

vous direz : – Il est mort. Il n’a plus de mystère.

Dépeçons le géant pour chauffer nos foyers.

 

Votre esprit, grossissant l’erreur que vos yeux voient,

offre à votre fierté son dérisoire appui.

Mon aveugle sagesse invente une autre voie.

Mes bourgeons au printemps, les hiboux à minuit,

la colombe, au matin, qui caresse ma tête,

mes frondaisons d’été, l’automne et sa tempête,

apparences ! Cela n’est pas ce que je suis.

 

De la sève d’avril au rêve de septembre,

ma croissance ressemble à votre humanité

Non moins que votre cœur mon cœur féroce et tendre

souffre, mais dans le sol vit ma réalité :

dans l’humus et la marne et le tuf et la roche

je descends et je fouille et m’arc-boute et m’accroche.

Je vais d’autant plus bas que plus haut j’ai monté.

 

Mes racines parmi le tassement des couches

s’enflent comme des nœuds, s’enfoncent tel un coin,

ou se collent ainsi que de multiples bouches.

Rampantes, elles ont des ruses, un besoin

de se distendre en déploiements glissants de pieuvres ;

afin de contourner l’obstacle elles manœuvrent,

puis se lovent en boule et s’élancent plus loin.

 

Déjouant vos raisons, méprisant vos entraves,

de même que dans l’air volent mille courants,

sous moi frémissent maints effluves, forts et graves.

Hors de l’éclat du jour les désirs sont plus grands,

et plus âpre le duel aux entrailles du règne

où la haine dévore et les amours s’étreignent.

Ce que donne ma fleur, au fumier je le prends.

 

J’ai toutes les ardeurs et toutes les traîtrises.

Je collabore avec le bousier et le ver.

J’entoure de mes bras une pierre, et la brise.

Nul ne dénombrera, même pas mon front vert,

tous les cadavres que j’apprête au nécrophore.

Le charme aérien de mon sourire ignore

ce que ma vérité souterraine a souffert.

 

Or voici que s’allonge une de mes racines

irrésistiblement et de plus en plus fort.

Quel est donc le bonheur vers lequel on chemine ?

Quelle énigme s’approche ? Une influence tord

et surexcite mes plus minces radicelles.

Qui es-tu, passion ligneuse qui m’appelles ?

D’avance je subis un frissonnant accord.

 

Un soir, l’extrémité de la dernière antenne

d’un arbre fraternel que je n’aperçois pas

arrive à joindre enfin, de façon plus certaine

que s’il était permis de marcher pas à pas,

de mon suprême effort l’ultime tentacule.

Un message muet entre nous deux circule,

je communique avec une douceur, là-bas.

 

Les ans chétifs sont peu pour cette lente course.

Je songeais. Je conçois le but quand j’y parviens.

Nous buvons tous les deux l’ombre à la même source,

et ses tressaillements de rêve sont les miens.

Sans aveu je connais le secret de sa vie

et pourquoi son sommet penche et son corps dévie,

déformé malgré lui par de nouveaux liens.

 

Mon cercle s’élargit, ma recherche s’étale.

Un doute germe, il lève en mon champ trop petit :

toute cause n’est pas matière végétale ;

chaque saison qui passe oppose un démenti

à l’exaltation qui m’ajoutait des fibres.

Que le sort frappe ailleurs, et mes branches en vibrent !

À mon cœur la douleur des autres aboutit.

 

Lorsque mon bois ne sera plus qu’une jonchée,

de moi vous n’aurez pas le tronçon le plus beau,

la terre gardera ma tendresse cachée :

le vivant laisse au mort son plus saignant lambeau,

et personne à jamais ne pourra plus l’extraire

de cet embrassement puissant et funéraire ;

le lit de mon amour deviendra mon tombeau.

 

Mais il est des tombeaux d’où l’avenir abonde.

Ce tréfonds après moi ne sera plus pareil ;

de magnétiques flux s’y croisent. C’est un monde

différent de celui qu’éclaire le soleil

et qui leurre la vue arrêtée à l’écorce.

L’aire que retourna la racine retorse

s’éveille peu à peu de son pesant sommeil.

 

Trop de labeurs, blessés avant la graine mûre,

s’abîmèrent trop vite au royaume béant

pour s’y éterniser poussière et pourriture.

Nul fétu ne se perd et tout meurt en créant.

Le renouveau des musiques ensevelies

se prépare dans le silence où rien n’oublie,

où tout possède un sens, hormis le mot néant.

 

Quel infini se gonfle en cette glèbe noire ?

Ami, ne rive pas ton regard vers les cieux,

couche-toi sur le sol que tu dis sans mémoire,

pressens, et ne sois plus la dupe de tes yeux.

Ta science n’est pas la science de l’être.

Tes calculs sonnent faux. Tu ne peux rien connaître,

si tu n’écartes pas le chiffre captieux.

 

Aucun raisonnement n’ouvrira le domaine

auquel ton univers cède la primauté.

Tu braves vainement le grand secret, qui mène

tes actes et tes vœux malgré ta volonté.

N’affirme pas qu’il est le fantôme d’une ombre.

Il ne tolère pas la lettre ni le nombre,

et pour le découvrir rien ne sert de compter.

 

Ne crois pas seulement aux biens que tu mesures.

L’inconnu dans lequel nous nous enchevêtrons

mieux que votre justice a des revanches sûres.

Hommes vains, arbres durs, quand s’inclinent nos troncs,

confions-nous entiers à la nuit qui t’effraie.

Sachant que l’invisible est notre argile vraie,

on ne redoute plus le coup du Bûcheron. »

 

Ainsi m’a parlé l’arbre en sa rumeur de songe

qu’un souffle d’au-delà prolonge incessamment ;

et, supputant l’empire où sa racine plonge,

j’ai pensé qu’ici-bas ce qui souffre en aimant

s’unit afin qu’ailleurs sans doute se compose,

avec la mort du chêne et la mort de la rose,

l’arbre de l’immortel épanouissement.

 

 

 

Louis VAUNOIS.

 

Recueilli dans Les poètes de la vie :

œuvres inédites d'auteurs contemporains,

choix de Louis Vaunois et Jacques Bour, 1945.

 

 

 

 

 

 

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