Les vainqueurs

 

 

Quand ils eurent passé sous l’Arche triomphale,

Pâles, ardents, l’angoisse au cœur, la flamme aux yeux,

Et que leur marche eut fait retentir sur la dalle

              Un tonnerre joyeux ;

 

Quand leur ombre géante eut touché près du faîte

Les noms fameux gravés dans le granit poli

Et sur l’immensité que César avait faite

              Dépassé Rivoli ;

 

Quand ils eurent, amour et fierté d’une race,

Vu, cachant sous leur foule arbres, balcons, piliers,

À chaque carrefour et sur chaque terrasse,

              Des hommes par milliers ;

 

Quand l’acclamation formidable et sans trêve

Les eut enveloppés d’un fauve grondement

Pareil au bruit des flots sur le bord de la grève

              Roulant incessamment ;

 

Quand, descendus parmi les longs Champs-Élysées,

Ils eurent dépassé le farouche pavois

Où, crispé sur un tas de ferrailles brisées,

              Chantait un coq gaulois ;

 

Quand ils eurent reçu l’éclat des oriflammes,

Vu des vieillards en pleurs, des femmes à genoux

Et pensé, dans l’élan spontané de leurs âmes :

               « Tout cela, c’est pour nous ! » ;

 

Quand ils eurent enfin la pleine certitude

Que l’ouvrage entrepris était bien réussi,

Puisqu’elle avait volé là, cette multitude,

              Pour leur dire merci,

 

Alors ces hommes qui, pour préserver le monde,

Plus de quatre ans avaient au pays frémissant

Offert en sacrifice ardent, chaque seconde,

              Leur chair avec leur sang,

 

Ces hommes qui, collés à la terre en démence,

S’étaient trouvés bien las souvent et sans clarté

Et qui, tout en gardant une espérance immense,

              Avaient parfois douté,

 

Lorsqu’ils eurent foulé la triomphale voie,

En traînant à chacun de leurs pas tant de cœurs,

Dirent, devant ces cris, cet orgueil, cette joie :

               « Nous sommes des vainqueurs ! »

 

                                    *

                                 *    *

 

Ils ont repris l’outil, la toge, la charrue,

Ils ont peuplé l’usine et rouvert les sillons

Et porté noblement dans la paix reparue

Le souvenir grisant des acclamations.

 

Mais parfois le passé les ressaisit encore,

Ils interrogent, pleins de craintes, incertains,

Ceux auxquels, quand brillait la lumineuse aurore,

Ils avaient confié leur œuvre et leurs destins.

 

Ils disent : « Nous avions souffert – martyre étrange –,

Saigné, lutté, porté le poids entier du jour.

Il restait à rentrer la moisson dans la grange.

Cette œuvre, l’avez-vous bien faite à votre tour ? »

 

Hélas ! leur voix rencontre un ténébreux silence.

De même la sirène en vain hurle la nuit.

Et là-bas les drapeaux que le vent d’est balance

Frissonnent ; l’aube même est sombre ; rien ne luit.

 

Alors, comme un torrent qui bondit dans la plaine,

Jaillis soudain, encor tremblants d’avoir douté,

De la forge qui souffle à tous sa rude haleine,

Des villes aux cent voix, des champs pleins de clarté,

 

Nombreux comme une mer, bruyants comme une houle,

Ces vainqueurs que le même ouragan a trempés

Clament, tournés vers ceux qui conduisent la foule,

Leur indignation et leurs espoirs trompés :

 

                    – Honte à vous, têtes insensées,

                    Petits hommes d’un grand pays

                    Hier idoles encensées,

                    Aujourd’hui vous êtes haïs.

                    Lorsque, loin du peuple qui gronde,

                    Omnipotents, maîtres du monde,

                    Vous découpiez la terre et l’onde,

                    Dieu même aurait été jaloux !

                    À présent, déçue et meurtrie,

                    Maudissant votre fourberie,

                    C’est la France entière qui crie :

                    « Malheur à vous ! malheur à vous ! »

 

                    Oh ! que la paix était splendide

                    À l’éclat du dernier shrapnell !

                    Son front alors était sans ride.

                    Nous croyions voir s’ouvrir le ciel,

                    Nous croyions, éperdus de joie,

                    Porte-flambeaux traçant la voie,

                    Mettre une page qui flamboie

                    Au livre où le destin s’écrit,

                    Et qu’ivre de sang et de cendre

                    Que l’homme venait de répandre,

                    La terre allait bientôt nous rendre

                    Toute cette chair en esprit.

 

                    Nous avions cru – c’était naguère –

                    Tarir la source des combats

                    Et que de la dernière guerre

                    Nous serions les derniers soldats.

                    À notre France, à notre mère,

                    Nous avions, sans pensée amère,

                    Offert notre vie éphémère

                    D’un seul élan et d’un seul cœur.

                    Qui donc, ô ciel ! aurait pu croire

                    Que naîtrait de cet offertoire

                    L’amertume de la victoire,

                    L’inquiétude du vainqueur ?

 

                    Oh ! de retours l’histoire est pleine.

                    Deux motifs sur un seul tableau :

                    Notre-Dame, et puis Sainte-Hélène ;

                    Après Austerlitz, Waterloo.

                    France en qui la Beauté s’incarne,

                    Sur toi la haine en vain s’acharne ;

                    Mais à quoi bon Verdun, la Marne,

                    Tant de souvenirs triomphants,

                    Tant de noms que la gloire clame,

                    Si ces hommes, loques sans âme,

                    Laissent par leur faiblesse infâme

                    Massacrer plus tard nos enfants ?

 

                    Qu’avez-vous fait de nos souffrances ?

                    Qu’avez-vous fait du sang des morts,

                    De leurs holocaustes immenses,

                    De nos larmes, de nos efforts,

                    De nos amours abandonnées,

                    De nos plus riantes années

                    Côtoyant, soudain condamnées,

                    Le gouffre de l’éternité,

                    De nos pauvres chairs déchirées,

                    De nos âmes désemparées,

                    Comme dans les rauques marées

                    Un albatros épouvanté ?

 

                    Ah ! craignez que ne vous balaye

                    Le peuple, ce grand clairvoyant.

                    Quelquefois on croit qu’il sommeille,

                    Mais son réveil est effrayant.

                    Que dira-t-il, demain peut-être,

                    Quand il va soudain reconnaître

                    Qu’ayant immolé tout son être

                    Pour rester debout sous le vent,

                    Il reçut de vous en échange

                    On ne sait quel fantôme étrange,

                    De la fumée et de la fange,

                    Une ombre au lieu d’un corps vivant ?

 

                    À quoi bon la gloire de l’Arche

                    Si nos mérites n’ont plus cours ?

                    L’avenir presse, le temps marche.

                    Vainqueurs, le sommes-nous toujours ?

                    Générosité délétère

                    Quand, faisant sa victoire taire,

                    Un peuple à ses bourreaux par terre

                    Ouvre un crédit immérité

                    France, au pardon si tu succombes,

                    Tous les martyrs des hécatombes

                    Auront englouti dans leurs tombes

                    La justice et la liberté.

 

                    Et pourtant, France que Dieu garde,

                    Calme-toi, jusqu’à négliger

                    L’ami d’hier qui te poignarde ;

                    Le destin saura te venger.

                    Suis la pente de ton génie,

                    Sois la grâce, sois l’harmonie,

                    Mais veille à la haine infinie

                    Qui guette et ne désarme point.

                    À ta fierté que nul n’attente !

                    Sois forte, hardie et constante,

                    Et poursuis ta route éclatante

                    Épée au flanc, lumière au poing.

 

 

 

                    Jacques VAUNOIS.

 

                    Décembre 1921.

 

 

 

                    Recueilli dans Les poètes de la vie :

                    œuvres inédites d'auteurs contemporains,

                    choix de Louis Vaunois et Jacques Bour, 1945.

 

 

 

 

 

 

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