Rentrée des moines
I
Le site est grave, et son éclat profond et noir
De marais en marais, au loin se réverbère ;
C’est l’heure où la clarté du jour d’ombre s’obère,
Où le soleil descend les escaliers du soir.
Une étoile d’argent lointainement tremblante,
Lumière d’or, dont on aperçoit le flambeau,
Se reflète mobile et fixe au fond de l’eau
Où le courant la lave avec une onde lente.
À travers les champs verts s’en va se déroulant
La route dont l’averse a creusé les ornières.
Elle longe les noirs massifs des sapinières
Et monte au carrefour couper le pavé blanc.
Au loin scintille encore une lucarne ronde
Qui s’ouvre ainsi qu’un œil dans un pignon rongé.
Là, le dernier reflet du couchant s’est prolongé,
Comme, en un trou profond et ténébreux, la sonde.
Et rien ne s’entend plus dans ce mystique adieu,
Rien. Le site vêtu d’une paix métallique
Semble enfermer en lui, comme une basilique,
La présence muette et nocturne de Dieu.
II
Alors les moines blancs rentrent aux monastères,
Après secours portés aux malades des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours,
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabataires,
À ceux qui crèvent seuls, mornes, sales, pouilleux,
Et que nul de regrets ni de pleurs n’accompagne,
Et qui pourriront nus dans un coin de campagne
Sans qu’on lave leur corps ni qu’on ferme leurs yeux,
Aux mendiants mordus de misères avides,
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus,
Se béquiller là-bas vers les enclos feuillus
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.
Et tels, les moines blancs traversent les champs noirs,
Faisant songer aux temps des jeunesses bibliques
Où l’on voyait errer des géants angéliques,
En longs manteaux de lin, dans l’or pâli des soirs.
III
Brusques, sonnent au loin des tintements de cloche,
Qui cassent du silence à coups de battant clair
Par dessus les hameaux, jetant à travers l’air
Un long appel, qui long, parmi l’écho ricoche.
Ils redisent que c’est le moment justicier
Où les moines s’en vont au chœur chanter
Ténèbres
Et promener sur leurs consciences funèbres
La froide cruauté de leurs regards d’acier.
Et les voici priant : tous ceux dont la journée
S’est consumée au long hersage en pleins terreaux,
Ceux dont l’esprit sur les textes préceptoraux
S’épand comme un reflet de lumière inclinée,
Ceux dont la solitude âpre et pâle a rendu
L’âme voyante et dont la peau blême et collante
Jette vers Dieu la voix de sa maigreur sanglante,
Ceux dont les tourments noirs ont fait le corps tordu.
Et les moines qui sont rentrés aux monastères
Après visite faite aux malheureux des bourgs,
Aux remueurs cassés de sols et de labours,
Aux gueux chrétiens qui vont mourir, aux grabataires,
À leurs frères pieux disent, à lente voix
Qu’au dehors, quelque part, dans un coin de bruyère,
Il est un moribond qui s’en va sans prière
Et qu’il faut supplier, au chœur, le Christ en croix.
Pour qu’il soit pitoyable aux mendiants avides
Qui, le ventre troué de faim, ne peuvent plus
Se béquiller au loin vers les enclos feuillus
Et qui se noient, la nuit, dans les étangs livides.
Et tous alors, tous les moines, très lentement
Envoient vers Dieu le chant des lentes litanies ;
Et les anges qui sont gardiens des agonies
Ferment les yeux des morts, silencieusement.
Émile VERHAEREN, Les moines.
Recueilli dans Poèmes chrétiens de Verhaeren,
présentés et commentés par André Mabille de Poncheville,
Duculot, 1968.