Au bord de l’eau
I
Que fais-tu là, mon solitaire,
Rêvant au bruit des grandes eaux,
À demi couché sur la terre
Et les pieds mêlés aux roseaux ?
Tandis que l’onde murmurante
Brille d’un reflet argentin,
Vois-tu l’abeille diligente
Butinant au muguet, au thym ?
Vois-tu dans les prés la faneuse
Suivant de près l’ardent faucheur ;
Et là-bas, vois-tu la glaneuse
Cherchant après le moissonneur ?
Dis-moi sur quoi va ta pensée,
Sur la prairie ou les coteaux ?
Au hasard peut-être chassée,
Elle flotte entre les tableaux...
Peut-être au fond de la vallée
Suit-elle le train voyageur
Dont la locomotive ailée
Glisse et siffle à toute vapeur...
Peut-être l’Angélus qui sonne
À la chapelle Saint-Martin,
Dans ton pauvre cœur qui frissonne,
Frappe-t-il un écho lointain...
Sens-tu de tes jeunes années
Palpiter un vieux souvenir,
Ou de leurs guirlandes fanées
Veux-tu quelques brins retenir ?
– N’est-ce point cet oiseau qui chante
De son petit gosier charmant
Qui te fait rêver et t’enchante
Auprès de ce flot écumant ?
Mais qu’as-tu donc ? tu parais triste !
Ton front porte un pli de chagrin,
Ce bruit monotone t’attriste,
Mon solitaire pèlerin ?
II
– Non, j’aime la monotonie
De ce bruit sourd et glapissant,
J’aime la sauvage harmonie
De l’eau qui tombe en gémissant ;
Elle évoque la mélopée,
Cette humaine et sourde clameur
Dont l’oreille est toujours frappée
Auprès de Paris en rumeur,
En rappelant la ruche avide,
Essaim bourdonnant jour et nuit,
Qui sur l’or se jette cupide
Et ne se plaît que dans le bruit,
Je préfère la vague plainte
Que jette l’onde en bouillonnant
À cette confuse complainte
De la cité tourbillonnant.
Ici, point de misère sombre,
Point d’aveugles inimitiés,
Point de poignards cachés dans l’ombre,
Ni de perfides amitiés ;
Plus d’impuissants aux fronts stériles,
Insultant le génie en fleur,
Et volant leurs palmes puériles
Aux lauriers de l’homme de cœur.
Tout est ici tranquille et sage,
Et vous plonge au recueillement ;
On n’entend que le babillage
Des vertes feuilles chuchotant.
C’est le vergne rond qui se penche
Et se baigne dans le flot clair,
Entrelaçant sa forte branche
Au frêne qui tremble dans l’air.
Du peuplier la tête altière
Monte au ciel avec majesté,
Semblant lui faire sa prière,
Vieux symbole de liberté.
Plus loin, le jonc agite et mire
Sa tige à luisante couleur,
Et du nénuphar on admire
La chaste et pudique blancheur.
Là tout est pur, calme, limpide,
Tout chante un psaume au Dieu puissant,
Depuis la fauvette timide
Jusqu’à ce cours d’eau bondissant.
III
Va donc souvent, mon solitaire,
Rêver au bruit des grandes eaux,
À demi couché sur la terre
Et les pieds mêlés aux roseaux.
Ligugé, septembre 1860.
Théodore VÉRON, Les mélodies, 1870.