Lettres au peuple

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Constancio C. VIGIL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Première Lettre

 

Toujours prêt pour le grand voyage, l’émotion m’étreint en pensant à toi, car je t’ai aimé sans cesse avec tendresse. Je suis né, penché déjà sur tes faims et tes angoisses. Je les ai toujours observées et j’ai pleuré en cachette, triste de m’en aller sans te soulager un peu.

J’ai sept fils de mon sang et de mon âme. Mais je ne les ai jamais aimés comme étant en dehors de toi. Je les contemple confondus en toi, participant à tes peines et à tes joies, sujets à ton destin. S’ils vont en avant et que tu restes derrière, que feront-ils dans la solitude du chemin ? S’ils jouissent des biens de la vie et que tu continues ton martyre, je suis un misérable de les avoir rendus durs et cruels. Si tu es sage et miséricordieux, rien ne manquera à mes fils et à leurs fils pour édifier leur bonheur.

C’est pour cela que je te considère comme mon fils, que je te donne tout ce que j’ai et que je n’attends rien de toi. Je ne t’appelle pas mon père, en dépit de ta grandeur, car ta tendresse ne m’a pas fait croître, ton travail ne m’a pas nourri, mes peines ne t’ont pas causé d’amertume et je n’ai jamais recherché tes applaudissements.

Je ne te considère pas comme mon frère, car en vérité tu ne l’es pas, tu cherches ce que je ne désire pas. Tu ignores ce que je sais. Tu aimes ce que je crois être des mirages. Tu oublies ce que j’ai de plus vivant devant les yeux.

Je sais que beaucoup t’exhortent et te conseillent. Beaucoup appliquent leur intelligence à conquérir ta volonté et à te convaincre de te laisser guider par eux. Moi-même depuis bien des années, je traduis tes peines en paroles intelligibles pour tous.

Juge donc toi-même, et discerne qui te parle pour ton bien.

Mais je dois t’avertir que si je ne t’ai pas flatté lorsque le sensualisme tentait ma jeunesse, ce n’est guère maintenant que je te flatterai, quand ma joie et ma gloire sont de servir Dieu. Je regrette beaucoup de ne pas avoir été encore plus franc et catégorique avec toi dans les années passées, quoique je t’aie dit tout ce que je croyais nécessaire.

À toute heure je t’ai dit des paroles sincères. Mais elles n’ont pas pénétré en toi. Elles n’ont pas pu pénétrer en toi. Toutes les portes étaient fermées.

Et les paroles retournaient dans mon âme et mon âme devait les recueillir et attendre le jour suivant pour les dire à nouveau.

Combien de fois ! Quel malheur !

Mais elles iront toujours à ta recherche, et un jour tu les recueilleras, tu leur ouvriras les portes de ton entendement et de ton cœur.

  

 

Deuxième Lettre

 

LES PAROLES ILLUSOIRES

 

Ce que j’ai vu de plus étrange dans ce monde – après ta résistance à croire en Dieu et à l’existence d’une vie après la mort, c’est la foi que tu places dans les hâbleurs. Je trouve une explication à presque tout ce que je vois. Je peux approfondir la logique des actions les plus extravagantes, et je trouve le but occulte de beaucoup de voyageurs qui semblent être perdus. Mais je n’arrive pas à comprendre ta foi dans les paroles. Qui peut dans le trafic du commerce régler des dettes avec des discours ? Quel est l’ouvrier qui accepte comme salaire quelques phrases bien tournées ? Quel père offre à ses enfants une péroraison plus ou moins agréable en guise de déjeuner ? Mais quand il s’agit des plus grands intérêts, des problèmes collectifs transcendantaux, alors des paroles te suffisent et pour des mots, tu échanges tes biens les plus chers.

Un seul mot – liberté – te change souvent en esclave. Un autre mot – égalité – est répété alors que d’innombrables privilèges subsistent. Tu proclames la nécessité absolue de justice et tu te résignes à l’attendre pendant des siècles.

Quand ton propre bien te fait avancer d’un pas, un discours te force à reculer. Quand ton expérience te conseille de reculer, un seul discours suffit pour te faire avancer. Ceux qui jouent avec ton honneur, ton patriotisme, ta candeur, ton abnégation sans limites, te répètent des promesses identiques à travers les siècles. C’est un habit taillé à la mesure de ton ingénuité.

Les paroles sonores te séduisent et ne te laissent pas entendre celles qui enflammeraient ta volonté, feraient tes nécessités plus aiguës et t’obligeraient à les satisfaire par le travail et le sens commun.

Tes idéaux et tes rêves ont place dans ton cœur, mais pas encore dans ton intelligence.

Tu désires sans savoir quoi. Tu cherches quelque chose et tu ne sais où le trouver.

Tu ferais mieux d’écouter ton enfant ou ta mère, ton corps et ta conscience, le vent et la mer et non ceux qui te parlent trop.

  

 

Troisième Lettre

 

LE PATRIOTISME

 

L’homme honnête et travailleur qui dirige son foyer avec intégrité et donne avec noblesse une partie de ses énergies à l’avenir, aime sa patrie.

Celui qui laboure la terre avec sa charrue, celui qui construit un mur, pierre par pierre, ceux qui posent les rails à la sueur de leur front, ceux qui travaillent dans les usines et les laboratoires, ceux qui cherchent la vérité et forgent la beauté, tous servent et honorent leur patrie et l’ennoblissent à chaque minute par leurs efforts.

Quoiqu’ils y soient nés, le paresseux, celui qui vole la communauté et trompe avec ses mensonges, celui qui empoisonne l’air avec son haleine de haine pour l’étranger, n’aiment pas leur patrie.

Écarte-toi vivement de ceux qui passent leur temps à exhiber leur patriotisme et vivent du patriotisme des autres.

Le foyer, la patrie, l’humanité, la vie spirituelle, forment des cercles concentriques dont le centre est l’homme, et ils ne doivent ni se croiser ni se toucher.

Le véritable patriotisme ne diminue et ne blesse personne. Il est fait de travail et d’amour, joie du cœur et paix de conscience.

  

 

Quatrième Lettre

 

LE GOUVERNEMENT

 

Tu as essayé les systèmes de gouvernement les plus divers en apparence, et tu ne sais pas encore lequel est celui qui te convient.

Sur une partie de la terre, tu te déclares maître de ta destinée, sur une autre, tu te soumets à une volonté extérieure.

Un même pays passe rapidement d’un régime à un autre, et chaque fois il croit qu’il adopte le meilleur.

La lumière électrique inventée, les différents procédés d’éclairage furent abolis. Personne ne songe à les restaurer.

Mais, en ce qui concerne ton gouvernement, tous les systèmes continuent à être en usage, les différences ne sont qu’apparentes, et, si les dénominations et les caractéristiques extérieures changent, un homme est presque toujours le maître de ta destinée, s’imposant par son mérite, sa simulation ou sa force.

Mais tout homme est sujet à l’erreur, à ses passions et aux mirages de l’ambition.

La grave erreur est de donner le pouvoir aux hommes. Cela est bon pour un troupeau, mais non pas pour un peuple conscient.

Le seul gouvernement qui devrait prévaloir est celui de la Loi ; il serait le seul juste et stable.

Tant que tu n’exigeras pas que la Loi soit l’autorité suprême et immuable, tant que tu te résigneras à servir les ambitieux du pouvoir, tu serviras de pâture à la simulation et au mensonge et tu verras croître ta misère.

  

 

Cinquième Lettre

 

LE VOTE

 

Tu sacrifies tes intérêts en holocauste aux idéaux qui n’arrivent pas à convaincre ton être intime. Il serait préférable qu’en tant que citoyen, tu suives les règles qui te servent de guide dans ton travail et dans ton foyer et que, pour interpréter le bien collectif, tu te laisses conduire par ton propre bien-être et par ce que tu juges utile et bienfaisant pour tes fils.

Rejette les programmes ampoulés et les phrases retentissantes. Laisse de côté les interprètes qui t’adulent, te trompent et te trahissent sans pitié. Le bien est simple et les mots qui l’expriment sont peu nombreux, simples et clairs.

L’évolution et le progrès ne sont réels que s’ils se rapportent au développement de ton autonomie. Ton progrès, comme enfant et comme homme, consiste à développer ton intelligence et ta culture.

Tes rédempteurs parlent de ta souveraineté et te portent dans leurs bras vers une béatitude illusoire.

Personne sur la terre ne te dispensera de parcourir toi-même, pas à pas, le chemin de ta sanctification. Car il n’y a pas de conquête sans effort, ni de bonheur sans l’avoir mérité.

Si tu vas trop vite, tu tomberas exténué à chaque étape.

Marche avec tes jambes, pense avec ton cerveau, écoute avec ton cœur. Si d’aucuns te dépassent, salue-les et dis-leur :

– Je vous suivrai à mon heure.

Et persévère dans ta lutte contre la faim, l’ignorance et la douleur.

 

 

Sixième Lettre

 

LA TERRE

 

Depuis des siècles, depuis des milliers d’années, on parle de choses vagues et de fictions tandis que les terribles réalités de l’existence sont laissées dans l’oubli.

Parmi les privilèges créés par les lois et à l’ombre desquels végètent tes songes, le plus absurde est celui qui permet d’accaparer la terre.

Un homme peut accumuler des monceaux de papiers qui représentent ses économies ; il peut entasser des métaux, des pierres précieuses, des objets artificiels de toute espèce, et cela ne te porte pas préjudice. Mais t’enlever la terre, c’est t’enlever le pain et la paix, la liberté et la joie, l’air, le soleil et la pluie. Elle est le complément de ton corps, la source de tes énergies. Elle t’appartient par droit de naissance. Celui qui s’approprie un morceau de terre qui te revient, s’approprie quelque chose de toi-même.

Détruis cette monstrueuse aberration. Fais que la terre soit à tous, comme la mer et comme l’air.

Car sans terre tu continueras à être un esclave et un misérable. Tu ressembleras à un malheureux vagabond errant sur la planète. Tu seras forcé de demander que l’on te laisse travailler pour gagner ton pain et tu contempleras, comme un intrus dans la vie, d’immenses champs incultes où tu ne pourras pas bâtir ta chaumière, ni enfoncer ta pelle, sans commettre un délit.

 

 

Septième Lettre

 

LA VIOLENCE

 

Ceux qui te poussent à l’incompréhensibilité de l’ordre et aux brutales revendications sont les moins capables de t’aider.

Il est possible de s’approprier la richesse d’un autre, ou de se libérer d’une tyrannie au moyen d’un crime, mais l’assassin reste plus misérable et plus enchaîné qu’auparavant.

Opprimer, blesser, tuer, furent les moyens employés depuis les âges les plus reculés, pour améliorer la vie, comme si le bien pouvait venir du mal.

On a cherché à raccourcir le chemin par la violence et il est devenu interminable.

Devant un cerveau confus, devant un cœur endurci, l’humanité a toujours répété la même chose : coupe, déchire, détruis, mets ceci sous terre et nous serons sauvés.

La force qui meut et change la matière ne peut rien sur les âmes. La mauvaise tête restera sous terre, mais ses idées absurdes continueront à circuler par le monde.

Les mains d’un prisonnier ne feront pas de mal, mais ceci est de peu d’importance. Il faudrait que son cœur ne haïsse plus et ainsi ses sentiments ne nuiront pas.

Quand le peuple tue les privilégiés pour supprimer les privilèges, quand il tue ceux qui ne pensent pas comme lui, pour assurer sa liberté, il détruit en lui-même ses plus belles idées et ses sentiments les plus nobles.

Il croit avancer et il retourne à la barbarie. Il croit avoir trouvé son salut et il s’avilit jusqu’à en éprouver la nausée.

  

 

Huitième Lettre

 

LA RÉDEMPTION

 

Tourne le dos à ceux qui flattent ta vanité, à ceux qui jouent avec ta bonne foi, à ceux qui te forcent à aller en troupeau afin d’en être le berger.

Ils te trompent quand ils te promettent de t’apporter l’avenir rêvé, comme si c’était un bonbon ou un jouet.

Choisis le long chemin, le chemin du travail et de la foi.

Sanctifie-toi et tu supprimeras le pire supplice de ton martyre.

Améliore tes idées et tes sentiments et tu amélioreras ta condition.

Quand tu seras plus intelligent, plus lettré et meilleur, tu comprendras que la civilisation, l’éducation, la régénération, l’égalité, la démocratie, ne sont qu’un seul mot – autonomie – autant pour l’individu que pour la collectivité. Tu enseigneras à la femme d’être la mère de l’avenir. Tu veilleras à ce que la terre appartienne à celui qui la laboure, et la femme à celui qui l’aime. Tu remplaceras les prisons par des colonies agricoles. Tu veilleras avec sérénité à ce que chaque homme ait ses croyances comme il a un chapeau à sa mesure. Tes œuvres révèleront ta religiosité. Tu supprimeras le dépouillement et la donation. Tuer sera pour toi un crime. Voler un délit. Mentir une perfidie. Le privilège sera une iniquité en tous temps et en toutes circonstances. Tu substitueras l’unité par le multiple, le simple par le complexe, le naturel par l’artificiel, partout où cela sera possible. Tu réaliseras les souhaits de rédemption surtout chez l’enfant.

Alors la joie embellira tes efforts. La culture te permettra de discerner le vrai du faux, et l’amour ennoblira ton égoïsme.

Élève-toi par tes sentiments et tu jouiras de la sereine lumière des sommets.

Que la vertu s’épanouisse dans ton cœur, et sa graine germera dans le sang de l’espèce.

Que ton âme s’illumine et sa lumière se répandra sur ceux qui viendront dans ce monde.

 

 

Constancio C. VIGIL,

Terres en friche, 1946.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net