Le mot de l’énigme

 

                             Tout casse ; tout lasse ; tout passe.

                                                              – ? –

 

J’ai vécu ma vie, et j’ai, feuille à feuille,

Dans le gouffre humain vu tomber mes jours ;

L’heure est solennelle, et je me recueille

Avant de dormir ma nuit pour toujours.

Devant mon chemin, se dressant dans l’ombre,

Le Sphinx m’apparaît, de l’énigme sombre

À moi, comme à tous, demandant le mot ;

L’ai-je deviné ?... Je sonde mon âme ;

De mes souvenirs je reprends la trame,

Je relis ma vie avant que le flot

                       L’efface.

 

Le printemps s’éveille ; avec lui la vie

Fait sentir à tous ses attraits puissants ;

La jeunesse rêve, émue et ravie,

L’éternel hymen de l’âme et des sens.

Comment de cet âge éviter la fièvre ?

À tout vin d’amour on offre sa lèvre,

On croit apaiser le soif de son cœur ;

Mais, en plein banquet, le vase fragile

Tout à coup échappe à la main débile ;

Il tombe, se brise et perd sa liqueur ;

                       Tout casse !

 

Puis, si l’on survit aux heures d’ivresse,

Il faut aborder la lutte et l’effort ;

Et, dans ce combat, plus d’un qui se presse

Avant d’arriver rencontre la mort.

Et si quelque heureux, promis à la gloire,

Arrache au hasard un jour de victoire,

Pourra-t-il alors ne plus lutter ?... Non !

Pourtant il voudrait, loin de la mêlée,

Reposer enfin son âme accablée,

Dût-il voir venir l’ombre sur son nom !

                       Tout lasse !

 

Encor, dans le jeu de la vie humaine,

Si, pour partenaire, on avait le Temps !

Mais le Temps bien vite échappe à la chaîne

Dont on le retient en de courts instants ;

Il part où le vent emporte son aile ;

Et ne croyez pas charmer l’infidèle,

Fussiez-vous poète ou fussiez-vous roi !

Puis survient la mort, dont la main félonne,

Brisant votre lyre ou votre couronne,

Vous jette à la nuit, palpitant d’effroi ;

                       Tout passe !

 

L’homme n’est-il donc qu’un flot que soulève

Et porte au sommet le souffle d’un jour,

Pour le rejeter bientôt sur la grève,

Par un autre flot brisé sans retour ?

Plus haute et plus sûre est sa destinée,

Car, lorsqu’il aura fini sa journée,

Et que dans sa tombe il se couchera,

La mort l’initie au secret de l’être :

« Vivre, c’est lutter ; mourir, c’est renaître

« Au siècle éternel où Dieu fixera

                        « Ta place ! »

 

 

 

Henri VILLARD.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1892.

 

 

 

 

 

 

 

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