Le cimetière des innocents
Icy n’y a ne rys ne jeu.
Que leur vault avoir eu chevances 1,
Ni en grands lictz de parement geu 2,
Engloutir vin, engrossir panses,
Mener joye, festes et danses,
Et de ce prest estre à toute heure ?
Tantost faillent telles plaisances,
Et la coulpe si en demeure.
Quand je considere ces testes
Entassées en ces charniers,
Tous furent maictres des requestes,
Ou tous de la Chambre aux Deniers,
Ou tous furent porte-paniers ;
Autant puis l’ung que l’autre dire,
Car, d’evesques ou lanterniers,
Je n’y congnois rien à redire.
Et icelles qui s’inclinoient
Unes contre autres en leurs vies ;
Desquelles les unes regnoient,
Des autres craintes et servies :
Là les voy toutes assouvies ;
Ensemble en ung tas pesle-mesle,
Seigneuries leur sont ravies ;
Clerc ni maistre ne s’y appelle.
Or sont-ils mortz, Dieu ayt leurs ames !
Quand est des corps, ils sont pourriz,
Ayant esté seigneurs ou dames,
Souefs 3 et tendrement nourriz
De cresme, fromentée ou riz,
Leurs os sont declinez en pouldre,
Auxquels ne chault d’esbat, ne riz...
Plaise au doulx Jésus les absouldre !
Aux trespassez je fais ce lays,
Et icelluy je communique
A regents, courts, sièges et plaids 4,
Hayneurs 5 d’avarice l’inique,
Lesquelz pour la chose publique
Se seichent les os et les corps :
De Dieu et de sainct Dominique
Soient absolz, quand ils seront morts.
François VILLON.
Recueilli dans Anthologie de la poésie catholique
de Villon jusqu’à nos jours, publiée et annotée
par Robert Vallery-Radot, Georges Grès & Cie, 1916.