Du sentiment religieux
par
Ch. VILLAGRE
QUAND la parole du Christ, retentissant au sein de l’humanité, l’arracha aux longues saturnales du paganisme, au matérialisme abject et brutal où elle était plongée, et substitua le dévouement, la sympathie et la fraternité humaine, à l’étroit égoïsme qui avait hâté la dissolution de la vieille société ; quand celle-ci sortit des épaisses ténèbres qui l’environnaient, purifiée par le sentiment et l’enthousiasme religieux, régénérée par une foi vive et ardente, éclairée par une lumière pure, exaltée par un spiritualisme élevé, alors on put prévoir qu’il se passerait de grandes choses, que le germe de ces fortes croyances, se développant rapidement, serait fécond en généreuses actions ; que le christianisme, réveillant dans le cœur de l’homme tout ce qu’il renferme de nobles instincts et de sentiments vertueux, et les échauffant de sa divine influence, ferait éclore des faits et des évènements dignes d’intéresser tous les âges par leur grandeur et leur sublimité.
Où trouver, en effet, un drame plus attachant, plus magnifique, plus palpitant d’intérêt, où se développent de plus grands caractères, où se déroulent des scènes plus animées que cette période religieuse, où le christianisme, sorti glorieux et triomphant des épreuves qu’il avait eu à subir, se développe, grandit, et réalise une association, dont les vastes proportions et les formes grandioses n’ont aucun rapport avec aucune autre association humaine ? Pourquoi toutes les nations de l’Europe, se ralliant sous le même étendard, à la voix de Pierre l’Ermite, se précipitent-elles dans les champs de l’Asie ? Pourquoi l’Occident se rue-t-il sur l’Orient ? Quel sentiment impétueux, irrésistible, ébranle ces masses imposantes, leur fait subir les chances et braver les périls d’une expédition aventureuse et gigantesque, les préserve du découragement et soutient jusqu’au bout leur courage exalté, leur sublime héroïsme ? Est-ce l’espoir enivrant d’une conquête brillante qui les séduit et les attire sur ces plages lointaines et ignorées ; ne font-ils que céder à ce besoin de fortes émotions, qui entraîne des imaginations mobiles dans de vastes et colossales entreprises, dont les difficultés ne sont qu’un attrait de plus pour des hommes passionnés ? Aucun de ces motifs, dont un seul suffit le plus souvent pour rendre compte de tant d’évènements historiques, ne saurait expliquer ce mouvement spontané, immense, imprimé à l’Europe entière, mettant au service d’une même cause tout ce qu’elle a de bras vigoureux et de têtes puissantes. C’est en dehors de ces considérations étroites et frivoles, en dehors de la sphère où s’agitent de nos jours tant de passions égoïstes, qu’il faut étudier la cause de ce magnifique drame. Ce qui réunit tant de peuples si différents entre eux par leur langage, leurs lois et leurs mœurs, c’est le sentiment religieux, c’est l’enthousiasme, c’est la foi, la foi qui remue, qui électrise les hommes et fait battre leurs cœurs des mêmes sentiments ; la foi, sans laquelle il n’y a ni dévouement, ni héroïsme ; la foi, ce phare protecteur qui éclaire et dirige les nations, ce soleil, dont les rayons les échauffent et les vivifient.
Que de bruit pour un tombeau, ont dit quelques écrivains qui ont jugé les faits qui se rattachent à cette époque, du point de vue étroit et mesquin de leurs préoccupations philosophiques, et dont les appréciations superficielles et fausses n’ont plus aucune autorité dans un siècle qui se pique de justice et d’impartialité ! Oui, il s’agissait, en effet, de conquérir un tombeau. Mais la pierre de ce tombeau avait recouvert pendant trois jours le Christ, le sauveur, et le rédempteur de l’humanité. C’est de la poussière de ce tombeau qu’il s’était élancé plein de vie. Autour de ce tombeau s’étaient accomplis les actes les plus importants qui eussent signalé sa mission divine ; autour de ce tombeau, tous les lieux étaient pleins de son souvenir. Ici le mont Thabor qui fut témoin de sa glorieuse transfiguration, plus loin Golgotha, où il consomma son sanglant et douloureux sacrifice. Une entreprise qui avait pour objet d’arracher ce tombeau aux sectateurs du Coran, n’était-ce point là une œuvre sainte pour des hommes qu’exaltait une foi ardente ? En dirigeant tous leurs efforts, toute leur activité, vers ce but magnifique, ils prouvaient que le sentiment religieux est le mobile de toutes les entreprises généreuses, le principe de toutes les grandes actions, la source de tous les dévouements héroïques.
Plus tard des hommes sont venus, lançant à pleines mains le sarcasme et l’ironie sur toutes les traditions, sur toutes les croyances, sur tous les dogmes religieux que les générations passées avaient légués aux générations présentes. À la foi, ils substituèrent l’analyse, le libre examen, la discussion philosophique, le doute et le scepticisme ; ils remplacèrent les élans sublimes du dévouement et de l’enthousiasme par les arides calculs de l’intérêt personnel. L’individualisme, érigé en système, frappa au cœur le dogme sacré de la fraternité humaine, brisa le lien qui unissait les membres de la grande famille chrétienne, et rompit cette majestueuse association catholique, qui avait jeté sur les fastes du moyen-âge tant d’illustration et d’éclat. À côté du sentiment religieux, que repoussait l’indifférence publique, grandit la philosophie moderne, dont la voix éveilla partout des échos retentissants.
Cette révolution morale fut-elle réellement un progrès ? En brisant l’ancienne forme religieuse, la société avait-elle le vague pressentiment d’un meilleur avenir et de plus hautes destinées ? Cette crise qu’allait traverser l’humanité, n’était-elle, en effet, que le symptôme et le signe avant-coureur d’un ordre nouveau ? La philosophie exerçait-elle une mission sainte et légitime, en secouant les colonnes, et en ébranlant les fondements de l’édifice, qui jusqu’alors avait offert à la société un abri protecteur ?
Ce n’est pas en vain qu’ils apparaissent sur la scène, ces hommes en qui se personnifie un sentiment nouveau, s’incarne et s’individualise une pensée nouvelle ; ces hommes aux colossales proportions, aux puissantes facultés, au regard étincelant d’audace et de génie ; ce n’est pas en vain que Dieu forme ces organisations supérieures, où surabondent des flots de sève et de vie, où la pensée fermente et bouillonne, impatiente de conquérir et de subjuguer les esprits et les cœurs. Quand un de ces éclatants météores brille sur l’horizon du monde moral, ce n’est pas pour jeter de passagères et fugitives lueurs, mais pour laisser après lui, dans l’espace, des traces lumineuses, immenses et longtemps ineffaçables. Quand vous voyez s’élever, grandir et s’élancer quelques-uns de ces hommes, actifs, passionnés, remuants, marqués au front du signe de l’inspiration et du sceau de l’apostolat, dont la parole flamboie comme un glaive, brille comme l’éclair, retentit comme la foudre ; quand vous les voyez exercer sur la foule inquiète et agitée, qui, de moment en moment, grossit et s’amoncelle autour d’eux, l’ascendant irrésistible, le magnétisme enivrant de leur prestigieuse et magnifique éloquence ; quand leurs noms, exaltés par les uns, maudits et flétris par les autres, circulent dans toutes les bouches, se gravent dans tous les souvenirs, restent empreints dans tous les cœurs, en traits brûlants ; quand à travers les siècles et les générations écoulés, vous apercevez encore l’empreinte de leurs pas, les témoignages de leur grandeur, les vestiges de leur puissance : ne dites point qu’ils furent des acteurs inutiles dans le drame de la vie humanitaire ; mais dites qu’ils furent choisis entre tous, et suscités par la Providence, pour accomplir une nouvelle phase, une nouvelle évolution sociale, pour concourir, ardents missionnaires, à l’œuvre du progrès, pour porter devant les nations le flambeau qui doit les diriger. Leur pensée est le reflet de l’intelligence divine, leurs accents sont les échos de la voix de Dieu, leurs actes, la manifestation de sa volonté, l’accomplissement des décrets providentiels. Ces hommes sont l’image et la représentation visible du progrès d’une époque ; en eux, le progrès se fait chair, il s’entoure d’une enveloppe matérielle, il se revêt d’une forme sensible et palpable, et descendant des sublimes régions qu’il habite, il prend un corps, se fait homme, se matérialise en quelque sorte, et se réduit aux conditions de l’humanité.
Non, les pensées qui agitaient vos âmes n’étaient point de ces rêves qu’enfantent des cerveaux malades et délirants ; génies sublimes dont les regards fascinateurs ont ébloui l’humanité, dont la voix retentissante l’a remuée, comme le coursier hennit et s’agite aux mâles accents du clairon ; vous êtes autant de jalons, qui, semés dans le temps et dans l’espace, servez à mesurer les progrès accomplis par l’espèce humaine dans sa marche toujours active, dans l’irrésistible mouvement qui l’emporte vers de nouvelles destinées. Oui, vous étiez vraiment éclairés de l’esprit prophétique, animés d’une flamme divine, illuminés d’une clarté surnaturelle, initiés aux mystères et aux décrets de la suprême intelligence. Oui, vous fûtes sur la terre les instruments, les exécuteurs, les organes de la volonté de Dieu. Comment expliquer autrement cette puissance de fascination que vous avez exercée, ces brusques et violentes secousses que vous avez imprimées au monde, cet étrange phénomène d’une intelligence, qui, se dressant de toute sa hauteur au-dessus de la foule frappée d’étonnement, attire tous les esprits dans sa sphère d’attraction, les transporte, les conduit, les dirige, comme Dieu dirige de sa main puissante ces globes rayonnants suspendus dans l’espace ?
Comme toutes les grandes idées qui ont jailli dans le monde, la philosophie du 18e siècle a eu sa signification sociale et sa mission providentielle. Les hommes qui précipitèrent ce vaste mouvement ne firent que jouer un rôle tracé d’avance dans le plan des destinées humanitaires. L’ouvrier le plus actif, le plus ardent, le plus infatigable dans cette œuvre de démolition, Voltaire, n’était que le précurseur de l’ère nouvelle qu’entrevoit déjà le 19e siècle, comme à travers les derniers mugissements de la tempête, on entrevoit l’éclat renaissant d’un beau soleil.
Que voulaient les philosophes du 18e siècle ? Extirper les abus et détruire les vices de l’organisation sociale. Sur leur bannière étaient écrits ces mots : Réforme et progrès. « Assez de despotisme et de tyrannie, s’écrièrent-ils d’un commun accord ! Il est temps que vous entriez dans l’exercice de vos droits. » Ces réclamations étaient sans doute légitimes, et il était devenu évident pour tous que de nombreuses réformes étaient indispensables. Mais quand, poussés par le génie de la destruction, ils travaillèrent à étouffer le sentiment religieux, ils répandirent dans la société des éléments de trouble et de confusion qui devaient compromettre pour longtemps la cause du progrès et de la civilisation.
Qu’avez-vous fait, hommes aveugles et imprévoyants, quand vous soumettiez à l’examen et à la discussion les questions qui se rattachent au sentiment religieux, quand vous y enfonciez le scalpel de l’analyse, quand vous en sondiez audacieusement les mystères et les profondeurs ? Qu’avez-vous fait ? Vous avez condamné la société à ne pouvoir jusqu’ici s’acheminer vers les réformes que vous lui annonciez qu’au milieu de tiraillements et de luttes sans cesse renaissantes. Vos pensées d’avenir et d’amélioration sociale ne pourront se développer que lentement, au milieu des crises et des orages que vous avez soulevés.
Dans une société irréligieuse et sceptique, le progrès rencontre à chaque pas des obstacles nouveaux qui gênent et ralentissent sa marche ; alors le progrès ne s’accomplit que violemment, par bonds irréguliers et rapides. Et comment en serait-il autrement, quand l’homme ne reconnaît d’autre règle que l’intérêt et l’égoïsme ? Dans une société où tout lien moral est dissous, on voit des factions qui s’entrechoquent et se déchirent, uniquement agitées par le désir de se détruire et de se supplanter ; on y voit des ambitions qui mugissent, impatientes et désordonnées. Mais ce qu’on n’y trouve pas, ce sont des hommes enthousiastes et travaillant uniquement au bonheur de la société ; car l’irréligion et le scepticisme y ont tari la source de tous les sentiments généreux. Le scepticisme, en glissant dans ses veines, y a causé les mêmes ravages qu’un poison ardent et subtil produit sur l’organisation humaine. Il en a dissous et décomposé les éléments.
Reportez-vous par la pensée à la dernière période de l’existence de l’empire romain ; d’où vient que ce grand corps, jadis si vigoureux, se brise et se disloque, s’agite et se débat dans les convulsions d’une douloureuse agonie ; d’où vient que cette organisation puissante, dont les parties étaient unies par un lien sympathique, devient si facilement la proie des barbares qui s’en disputent les lambeaux épars ? C’est que la pensée religieuse qui avait favorisé les développements de la société antique a disparu de la société romaine. Voilà ce qui explique la corruption et l’avilissement où elle est tombée. Pour qu’un nouveau progrès s’accomplisse, il faut attendre l’avènement de la loi du Christ, la promulgation de la morale évangélique. Jusque-là, l’empire sera vendu au plus offrant comme une vile marchandise, et s’il sort momentanément des luttes intestines qui le déchirent, c’est pour retomber tout à coup sous le joug écrasant de la tyrannie.
Voilà les conséquences fatales de la destruction de tout lien moral et religieux. Ils se trompaient donc, les philosophes du 18e siècle, quand ils comptaient faire marcher dans la carrière du perfectionnement et de la civilisation une société dont ils anéantissaient les croyances. Une société ainsi constituée pèche par la base : aucune institution n’y peut prendre racine. République et monarchie, tout tombe, tout croule, parce que tout repose sur un sable mouvant ; rien n’y peut avoir ni consistance ni durée, parce que la satisfaction de l’intérêt personnel est le seul mobile des actions de l’homme. « À moi les honneurs, à moi les richesses, s’écrie-t-il, que m’importe le progrès et l’avenir de l’humanité ! Arrière ces rêves absurdes, ces chimères décevantes ! »
Et comment l’homme pourrait-il tenir un langage différent, comment se sentirait-il entraîné vers un but plus noble, quand l’enthousiasme est éteint dans son cœur ? Non, il faut qu’il subisse toutes les conséquences d’un désolant système. N’attendez de lui ni généreux élans ni patriotisme exalté. Il traitera tout cela de rêves creux et insensés ; voilà où le conduira inévitablement l’irrésistible puissance de la logique.
Aussi la situation créée par les philosophes du 18e siècle était essentiellement transitoire et passagère. La société devait sentir bientôt la nécessité de reconstruire et de réédifier. Le sentiment religieux ne pouvait être que momentanément exilé de son sein.
Prétendre constituer une société en dehors du sentiment religieux, c’est entreprendre une tâche évidemment inexécutable : une pareille société, dépourvue d’un lien moral qui en coordonnât les éléments, finirait par se dissoudre d’elle-même. La négation, en matière religieuse, est un principe de mort et de destruction. L’affirmation est un principe de force, de vie et d’avenir. Nier le sentiment religieux, c’est proclamer l’individualisme ; c’est isoler les uns des autres les membres de la société. Or, l’association est la base et la condition essentielle de l’existence de l’homme.
Aussi les philosophes du 18e siècle, en affirmant que la société pouvait se passer du sentiment religieux, établirent un principe qui ne saurait supporter le plus léger examen. Comment, en effet, supposer que la société pût vivre longtemps, si ses diverses fractions continuaient à rester divisées ? Or, il n’y a que le sentiment religieux qui puisse les lier entre elles, parce que le sentiment religieux peut seul régler leurs actions, leurs idées, les faire marcher et agir de concert. La décomposition qu’opère l’analyse n’est qu’un fait exceptionnel et transitoire dans les phases humanitaires ; une synthèse religieuse, nettement formulée, est un fait normal et général. J’irai plus loin ; je soutiens que le sentiment religieux ne pourrait s’effacer et disparaître complètement de la société sans entraîner immédiatement sa dissolution. En effet, je le demande, si malgré les ravages du scepticisme, il est resté dans le cœur des hommes de notre époque, quelques sentiments vertueux, si la charité, la sympathie et la fraternité humaine n’ont pas cessé entièrement d’être le mobile et le principe de leurs actions ; n’est-ce point parce qu’ils obéissent instinctivement et à leur insu à la loi chrétienne, à cette loi d’où découle le précepte de la charité et de la fraternité ? Ainsi, cette loi qu’ils repoussaient en théorie, ils ont été forcés de l’admettre et de la suivre dans la pratique. S’il en eût été autrement, s’ils étaient parvenus à se soustraire entièrement à son empire, la société se serait écroulée sous les coups de l’individualisme. Car toute société doit périr infailliblement, dès que les individualités qui la composent cessent d’avoir la conscience de leurs devoirs réciproques. Il peut arriver que ce sentiment s’affaiblisse, et qu’il ne jette plus que de pâles et fugitives lueurs ; mais il ne peut complètement disparaître et s’anéantir, parce qu’il est l’élément et le principe essentiel et constitutif de la vie sociale ; en un mot, le sentiment religieux est indestructible, impérissable ; c’est l’âme du corps social, et au moment même où l’individu a cessé de croire à sa nécessité et à sa puissance, c’est encore souvent le sentiment religieux qui détermine et règle ses actions.
Ainsi, quand les philosophes du 18e siècle admettaient la possibilité de constituer définitivement la société en dehors du sentiment religieux, ils proclamaient un principe évidemment faux, et qui reçoit des faits et de l’expérience un démenti formel, éclatant. Nous disons que ce principe est faux, parce que les besoins et les sympathies de l’humanité le condamnent et le réprouvent. Les philosophes eux-mêmes, chaque fois qu’ils ont exprimé une pensée généreuse et un sentiment élevé, n’ont été que les échos de la morale évangélique, n’ont fait que reproduire les préceptes du christianisme. Oui, si leur voix a eu quelques nobles accents, c’est qu’ils subissaient involontairement l’influence du sentiment religieux qu’ils s’efforçaient de détruire ; c’est qu’en dépit de leurs efforts ce sentiment vivait encore dans leurs âmes. Ils n’ont pu l’étouffer entièrement ; car il est empreint, il respire dans tout ce qu’ils nous ont laissé de pages éloquentes. Quoique voués à une œuvre de critique et d’analyse philosophique, c’est-à-dire à une œuvre de destruction, ils parlèrent souvent comme des hommes religieux. En un mot, tout ce qu’il y a dans leurs écrits d’élévation, de mouvement et de vie, découle directement de la morale du Christ, de cette morale qu’ils combattaient tour à tour, adversaires infatigables, avec les armes du raisonnement et du sarcasme, de la discussion et de l’ironie. Qui pourrait nier, après cela, que le sentiment religieux soit par sa nature inhérent au cœur de l’homme, immortel, comme l’humanité, dont il est le guide et le flambeau. Si quelquefois ce flambeau pâlit au milieu des crises qui agitent les sociétés, c’est pour jeter bientôt après des clartés plus vives, plus pénétrantes. Les époques critiques ou irréligieuses ne sont, selon nous, qu’un acheminement vers des époques organiques, c’est-à-dire vers la manifestation éclatante d’une loi morale plus pure et plus parfaite.
Non, l’absence du sentiment religieux ne saurait être l’état normal et définitif de l’humanité. En vain l’industrie présente à l’homme ses produits, ses créations et ses merveilles ; en vain, guidé par le flambeau de la science, l’homme se précipite à la conquête du globe, dont il pénètre les secrets, explore les monuments, étudie les phénomènes, interroge les révolutions passées ; en vain il se consacre et se dévoue en aveugle à la cause de la liberté : il sent au fond de son cœur un vide qui s’étend et s’agrandit sans cesse, un vide qu’il veut combler à tout prix. Il sent que la plaie intérieure qui le ronge et le dévore s’envenime toujours, et devient plus large et plus profonde, faute d’un baume réparateur qui la ferme et la cicatrise.
Non, l’absence du sentiment religieux ne saurait constituer un état durable pour la société. Non, elle ne peut vivre dans cette atmosphère froide et glaciale, où le cœur se resserre, où la vie se décolore : elle a horreur de ce silence de mort qui l’entoure, de cette nuit qui l’enveloppe de ses ombres, et dont à peine une faible lueur vient dissiper l’immensité. Elle invoque le christianisme ; le christianisme, dont l’influence calorifique et la sève fécondante développèrent en elle tant de vie, de chaleur et de spontanéité.
Le christianisme doit être aussi dans l’avenir la loi morale des sociétés. C’est lui qui doit mettre un terme à leurs douleurs et à leurs angoisses. Il a des remèdes sûrs, puissants, infaillibles pour toutes les plaies du cœur, et déjà l’espoir de son prochain avènement fait rayonner de joie tous les fronts naguère abattus par le découragement.
Le christianisme doit triompher, parce qu’il est vrai ; et il est vrai, parce que ses principes répondent aux besoins de toutes les sociétés ; car un principe n’est vrai qu’à la condition de répondre aux besoins des générations qu’il doit régir, en contribuant à leur amélioration morale, en diminuant les maux et les souffrances qu’elles éprouvent, en leur apportant une plus grande somme de biens et de félicités. Or, l’avènement du christianisme est un fait inévitable et nécessaire, parce qu’il renferme les éléments de la réforme morale que nous désirons tous. Le christianisme flétrit et réprouve l’égoïsme ; il exalte le dévouement et la charité. Le christianisme, c’est le lien qui unit le faible et le fort, le riche et le pauvre qu’attire l’un vers l’autre une vive et ardente sympathie, qu’enflamment la même foi, des espérances communes, et la perspective d’un bonheur infini, immense, dans un monde meilleur. Le christianisme, c’est une digue puissante, une barrière infranchissable, opposée au débordement des passions brutales, égoïstes, qui troublent l’harmonie du monde moral. Le christianisme, c’est le code qui résume toutes les obligations de l’homme envers l’humanité.
Le christianisme est aussi en harmonie avec les progrès de la génération actuelle. Est-elle l’ennemie de la liberté, cette religion qui signala son apparition dans le monde en faisant tomber les lourdes chaînes qui meurtrissaient les mains de l’esclave ? Serait-elle un obstacle aux développements de la pensée humaine, cette religion qui inspira tour à tour tant de génies vigoureux, éclatants, sublimes, qui fit jaillir de l’âme du Dante tous les trésors de la poésie, et plaça dans la main de Bossuet toutes les foudres de l’éloquence ? Est-il une institution philanthropique et civilisatrice qu’elle n’encourage et ne protège, cette religion dont le divin fondateur a gravé ces mots à chaque page de son admirable livre : association, bienfaisance, humanité 1. Non, le christianisme ne repousse aucun progrès. Il ne dit point à l’intelligence : Tu n’iras que jusque-là, et tu n’iras pas plus loin. Il ne condamne, ni les hautes théories du publiciste, ni les merveilleuses découvertes du savant, ni les ingénieux procédés de l’industriel, ni les brûlantes inspirations de l’artiste. Mais il dirige tous ces modes de l’activité sociale vers un but glorieux, magnifique, le perfectionnement de l’humanité. Ils n’ont pour lui de prix et de valeur réelle que lorsqu’ils deviennent entre les mains du savant, de l’artiste et de l’industriel, autant d’éléments de félicité publique, en concourant à l’amélioration morale, intellectuelle et physique du plus grand nombre. Qu’il apparaisse donc, le prêtre civilisateur, le prêtre chrétien, le prêtre de l’avenir ; que sa voix pénètre les profondeurs de la conscience humaine, qu’elle éclate dans le temple, qu’elle en ébranle les voûtes retentissantes ; que son enceinte s’agrandisse pour recevoir les générations nouvelles, dont les flots se pressent et se heurtent, impatiens de s’y précipiter !
Jugeons par ses œuvres l’époque de scepticisme dont nous venons d’être les acteurs. Depuis que le nom de Dieu s’est effacé de l’âme humaine ; depuis que, rebelle aux enseignements du prêtre chrétien, elle a déserté le temple, où elle venait jadis s’affermir dans la foi ; depuis que l’esprit humain, proclamant son indépendance, son affranchissement de tout lien moral et religieux, a rejeté loin de lui les anciennes traditions comme une défroque usée ; depuis cette époque, s’est-il passé quelque chose de vraiment grand, quelque chose de comparable aux évènements, qui ont signalé le cours des époques religieuses qu’a traversées l’humanité ?
Si parmi les hommes appelés au maniement des affaires publiques et à la direction des destinées des empires, il n’en est point un seul aujourd’hui qui soit à la hauteur de sa mission, pas un seul qui rallie autour de lui les sympathies des peuples, dont le nom soit répété avec amour et enthousiasme, et dont la parole puissante, circulant comme une étincelle électrique, agisse sur les intelligences, et imprime à la société un mouvement commun et salutaire, c’est que les hommes placés aux sommités de l’ordre social, glacés par le scepticisme, ne conçoivent pas pour la société de but noble et glorieux vers lequel son activité puisse être dirigée. Si les pouvoirs actuels ne jettent point dans le cœur des peuples de racines profondes et vivaces, c’est qu’il leur manque le sentiment religieux, qui inspire le patriotisme, l’enthousiasme du bien public, la volonté de travailler à l’amélioration de la société. Approfondissez la cause de leur défiance, de leurs alarmes, des terreurs qui les assiègent, des secousses qui les ébranlent, des révolutions qui les précipitent, et vous demeurerez convaincus qu’ils seraient bien plus forts, bien plus respectés, si le sentiment religieux les éclairait sur l’étendue de leurs devoirs, sur la sainteté de leur mission.
Oui, c’est le scepticisme qui étouffe le germe des grandes pensées et des actions généreuses dans le cœur des hommes qui sont appelés à diriger les nations dans la carrière du progrès. C’est aussi le scepticisme qui, desséchant dans le cœur de l’artiste la source des émotions religieuses, lui ravit le plus beau privilège qu’il puisse exercer, la puissance de moraliser les peuples, de développer leurs sentiments, de les initier à une vie nouvelle, de les purifier, de les régénérer, de les transformer. Cet admirable rôle, ce sublime apostolat, trop souvent l’artiste de nos jours le dédaigne et le repousse. « Société, s’écrie l’artiste saisi d’un profond découragement, il n’est plus d’espérance pour toi ; les ombres qui t’enveloppent comme un drap mortuaire ne se dissiperont pas ; tes yeux se fatigueraient vainement à chercher à l’horizon les premières lueurs d’un jour nouveau... Non, plus d’espérance pour toi, depuis que le scepticisme, glissant dans ton sein son venin mortel, y a tari les sources de la vie. Déjà ton pouls a cessé de battre. Il ne te reste plus ni sève, ni chaleur, ni sentiment. » Et, le front chargé de sombres nuages, l’âme assaillie de sinistres pressentiments, il exhale sa douleur, tantôt en plaintes lugubres, tantôt en accents mélancoliques. Il n’a donc pas entendu ce cri que pousse le 19e siècle, du fond de l’abîme où l’a précipité le scepticisme, ce cri, signe avant-coureur d’une ère nouvelle : J’ai besoin de croire en Dieu.
Oui, la société actuelle éprouve le besoin de croire en Dieu : le doute est pour elle un tourment indicible ; c’est un poids lourd et accablant dont elle veut se délivrer à tout prix. Elle est fatiguée de cheminer péniblement dans un désert brûlant et aride, où ne croissent que des ronces qui la meurtrissent et la déchirent, où elle n’aperçoit jamais ni ombrages, ni fraîches oasis, ni sources jaillissantes. Les apôtres du voltairianisme ont été forcés de descendre de leurs tréteaux usés. Les derniers débris de la philosophie arriérée du 18e siècle s’agitent impuissants. L’Encyclopédie n’est plus qu’une œuvre décrépite et ridée. Le volcan qui enveloppait l’Europe de ses flots de soufre et de bitume a jeté sa dernière lave, et s’éteint faute d’aliments. L’époque est en progrès, et la crise actuelle se précipite vers son dénouement, c’est-à-dire, vers une régénération morale et religieuse.
Et cependant, il n’y a pas longtemps encore que l’athéisme trouvait des échos dans la société, quand il résumait ainsi son désolant système : Non, Dieu n’existe point. Il n’y a pas longtemps encore que l’école sensualiste trouvait de nombreux sectateurs, quand elle disait : L’esprit n’est qu’un peu de matière organisée. Il n’y a pas bien longtemps encore que la société répétait avec Helvétius : « L’égoïsme bien entendu doit être le mobile et la fin des actions humaines. » Oh ! alors, comme elle applaudissait à ces merveilleuses découvertes ; comme elle les trouvait profonds ces philosophes, qui caressaient son orgueil en faisant sonner bien haut le mot d’indépendance. Et la voilà qui brise aujourd’hui de ses propres mains ces idoles devant lesquelles elle s’inclinait naguère, saisie d’admiration et de respect. La voilà qui démolit, pièce à pièce, cet échafaudage de systèmes si laborieusement construit. La voilà qui renie les doctrines qu’elle avait exaltées, et les proclame désormais impuissantes à satisfaire ses sentiments et ses sympathies.
Quand une société en est venue à ce point de signaler elle-même la nature et l’intensité du mal qui la dévore, elle ne saurait reculer longtemps devant l’application du remède qui doit la guérir. Ne dites donc pas que le glas de la mort a sonné pour elle, hommes de peu de foi, que le spectacle du présent attriste et décourage. Mais dites qu’elle se transforme, qu’elle renaît, qu’elle est sur le point d’éclore à une nouvelle vie, dont les germes préexistent dans son sein. Souvenez-vous des paroles de de Maistre : « Dieu n’efface que pour écrire... » Voyez là-bas ce point lumineux, encore faible et presque imperceptible, mais qui, de moment en moment, s’agrandit, se rapproche, et nous inondera bientôt de ses vives clartés..... C’est le sentiment religieux qui vient éclairer l’intelligence humaine, et rallier tous les esprits autour d’un symbole commun, d’une loi morale, reconnue et acceptée de tous, la loi chrétienne.
France, c’est à toi qu’il appartient de guider l’humanité dans cette voie nouvelle, à toi cette sublime propagande, à toi ce magnifique rôle de missionnaire et d’apôtre ; tu es le foyer brûlant de toutes les émotions généreuses : c’est dans ton sein que s’élaborent toutes les pensées d’avenir ; à chaque période de ton histoire, tu as semé dans le monde quelques-uns de ces mots puissants et magiques, qui ont résumé tour à tour la civilisation progressive : ta voix ne retentira pas en vain ; grâce à ton intervention active, il ne restera plus un coin du globe qui ne soit initié au dogme saint de la fraternité chrétienne ! Ce dogme divin, se répandant partout, réunira les nations, éteindra les haines qui les divisent, et réalisera la plus vaste et la plus magnifique association qui ait jamais existé : l’association de tous les membres de la grande famille humaine, marchant d’un commun accord vers les mêmes destinées.
Ch. VILLAGRE.
Paru dans La France littéraire en 1835.
1Les États-Unis d’Amérique sont peut-être de toutes les nations celle où la liberté a le plus de garanties, et où l’industrie est parvenue au plus haut point de prospérité. C’est aussi celle où les principes du christianisme sont le plus généralement respectés. Nous citerons, à cet égard, le passage suivant de l’ouvrage récemment publié par M. de Tocqueville : De la Démocratie en Amérique... « Les Américains, dit M. de Tocqueville, confondent si complètement dans leur esprit le christianisme et la liberté, qu’il est presque impossible de leur faire concevoir l’un sans l’autre, et ce n’est point chez eux une de ces croyances stériles que le passé lègue au présent, et qui semble moins vivre que végéter au fond de l’âme. J’ai vu des Américains s’associer pour envoyer des prêtres dans les États de l’ouest, et pour y fonder des écoles et des églises. Ils craignent que la religion ne vienne à se perdre au milieu des bois, et que le peuple qui s’élève ne puisse être aussi libre que celui dont il est sorti. J’ai rencontré des habitants riches de la Nouvelle-Angleterre qui abandonnaient le pays de leur naissance, dans le but d’aller jeter sur les bords du Missouri, et dans pays des Illinois, les fondements du christianisme et de la liberté. » C’est ainsi qu’aux États-Unis le zèle religieux s’échauffe sans cesse au foyer du patriotisme.