Soixante ans
À Joseph Delaroa.
I
Soixante ans !... Comme un glas funèbre
J’entends ces mots tinter en moi !
L’heure est passée où l’on célèbre
La vie en son premier émoi ;
Où l’on se berce dans ses rêves
Aux espoirs d’un long avenir,
Oubliant trop combien sont brèves
Les choses qui doivent finir !
L’heure est passée où l’on s’enivre
Du parfum des amours en fleur,
Où pour un vain sourire on livre,
Dût-il être brisé, son cœur ;
L’heure est passée où, la main pleine,
Le laboureur jette au sillon
La semence qui dans la plaine
Pour mûrir n’attend qu’un rayon.
C’en est fait des chansons joyeuses
Des moissonneurs quand vient le soir
Dont les ombres mystérieuses
Montent comme d’un encensoir ;
C’en est fait même de l’automne
Qui va cueillant encor des fleurs
Pour en tresser une couronne
À son front marbré de pâleurs.
II
À soixante ans l’hiver commence !...
Avec l’hiver les soleils froids,
Les sombres jours, le long silence
Et le sommeil glacé des bois.
Sur la terre morte la neige
Tombe et s’étend comme un linceul ;
Contre l’hiver rien ne protège
Le front attristé de l’aïeul.
Auprès du foyer solitaire,
Il songe, il pense à l’avenir :
Les jours qu’il a vécus sur terre
Renaissent dans son souvenir ;
Il les voit, lumineux ou sombres,
Se lever devant son regard ;
Mais rendre la vie à ces ombres ?
Le voulût-il, il est trop tard !
De son aile la mort effleure
Déjà le bord de l’horizon ;
Un jour encor, peut-être une heure,
Elle entrera dans la maison.
III
Pourtant l’âme doit être prête
À bénir Dieu, dont la bonté
Fait un signe au temps et l’arrête
Au seuil de son éternité.
– Puisque la mort ne peut t’atteindre,
Près de ton foyer reste assis,
Vieillard, et cesse de te plaindre
En profitant de son sursis.
Loin du monde, dans le silence,
Tu pèseras tes actions,
Sans que dans ta main la balance
Penche au souffle des passions.
Et devant Dieu qui la réclame
Tu pourras, sans cruel effort,
Doucement préparer ton âme
À la visite de la mort.
Chaque saison dont se couronne
Notre vie arrive en son lieu ;
Comme le printemps et l’automne
L’hiver est un bienfait de Dieu.
Accueillant donc comme une trêve
La vieillesse et ses cheveux blancs,
Saluons l’aube qui se lève
Pour éclairer nos soixante ans.
Henri VILLARD.
Paru dans Poésie, 11e volume
de l’Académie des muses santones, 1888.