Europe
Et tenant dans sa main ce globe humide et vivant
Qui exhale et fait serpenter des vapeurs,
Qui fait reluire tantôt l’os et tantôt la verdure,
Qui ruisselle comme un chrysolithe liquide,
Il le désignait d’un roseau et disait :
« Comprends l’aspect changeant de la terre !
Les contours vivants des continents,
Leurs organes et leurs formes et leurs noms
Sont issus des eaux de l’océan.
Et la voici, pareille à un corail,
Attachée au Caucase et à l’Oural,
La terre des mers et des presqu’îles...
Ici gonflée, là étranglée,
Couverte de la cuirasse des crêtes et du brocart des forêts,
Perle d’un mollusque énorme,
Née des écumes de l’Atlantique,
C’est la plus dangereuse des sirènes de la mer.
Les enchevêtrements brûlants de ses passions
Trempent comme des étoiles dans les cours d’eau,
Plantes sinueuses et compliquées.
Les eaux la font vivre et la font respirer.
On l’a entrevue, dans la sphère radieuse,
Comme une vierge couchée sur un bœuf,
Comme une courtisane assise sur quelque bête,
Une coupe à la main, assiégée par les eaux.
Sa bouche est ouverte aux glaces polaires.
À sa ceinture, parmi les saphirs de ses eaux,
L’archipel a étalé ses îles ;
Tel, aux reins d’Aphrodite, un essaim d’abeilles.
Ici sont les organes maternels de l’Europe.
C’est ici que conduit le sentier des passions
Et c’est ici que, cachant son désir brûlant,
Parmi les profondes sinuosités
Du lieu le plus sensuel d’entre ses lieux,
Byzance affolait les peuples.
C’est ici qu’on la vit possédée par le mâle de l’Islam
Et que Mahomet le Conquérant,
Maître et représentant des destinées de l’Asie,
À pénétré de sa marche de taureau
Ses rivages convoités.
Elle a conçu dans la fureur et porté dans son ventre
La Russie – troisième Rome, – fruit aveugle et passionné
Afin qu’elle réunisse l’Orient et l’Occident.
Mais, saisi d’une impatience fatale,
Le chirurgien forcené a tout dénaturé,
Qui, pratiquant la césarienne,
Fit sortir ce fruit vert du monde slave : Pétersbourg.
Saisis bien le grand destin
De la flamme que recèlent les Slaves :
En elle luit la vérité de nos lendemains.
Elle est appelée à servir le monde entier.
Le sort lui fait suivre un double chemin.
Vérité à deux têtes, jusque dans son nom :
Il est vrai que « Slave », c’est « esclave » ;
Mais aussi la Slavie, c’est la gloire.
Sur la chevelure de l’esclave, un nimbe de Victoire.
Maximilien VOLOCHINE,
Annales contemporaines, 1920.
Recueilli dans Anthologie de la poésie russe
du XVIIIe siècle à nos jours, par Jacques Robert
et Emmanuel Rais, Bordas, 1947.